Ce n’est pas du « fascisme », c’est l’Amérique Jacksonienne!

Léandre St-Laurent est intervenant social auprès de jeunes ayant une déficience intellectuelle ou de l’autisme. De 2020 à 2022, il enseigne en adaptation scolaire. Il détient un baccalauréat en science politique et philosophie, et entreprend sa maîtrise en philosophie. Passionné de philosophie, de sciences sociales, de littérature et de cinéma, il collabore avec certaines revues et journaux, dont L’Action nationale.

2016… Nous avions près d’une décennie pour comprendre les conditions profondes ayant permis la victoire de Donald Trump. Plutôt que de s’y intéresser froidement, de nombreux analystes ont accolé au phénomène des étiquettes qui empêchent de le comprendre et qui l’alimentent : un «fascisme» à l’Américaine, le retour d’une «Amérique blanche», l’affirmation d’une «suprématie raciale», une attaque contre la démocratie, etc. Comme si le trumpisme n’était que l’expression d’une pulsion de mort habitant les bas instincts du peuple, manipulés par un chef en chemise orange. Un peu plus, et nous associerions le bras de fer avec le Canada et le Mexique à l’annexion de la Pologne.

Cette victoire constitue plutôt l’irruption d’une Amérique profonde «jacksonienne» – du nom du président Andrew Jackson- contre les dysfonctionnements généraux des démocraties occidentales, tant sur le plan économique que culturel. En posant le problème de cette façon, nous interprétons le trumpisme non pas comme une sortie de la démocratie représentative, mais comme une tendance en son sein qui revendique sa propre conception de ce qui est démocratique.

L’on peut alors cerner plus rationnellement les dérives autoritaires de ce mouvement, sans l’enfermer dans une caricature. Du même coup, nous pouvons comprendre que les velléités expansionnistes de l’administration Trump, plutôt que de constituer un épisode de rupture, réactivent une histoire profonde.

Une alliance avec de nouvelles élites (conservatrices)

La façon classique d’analyser le populisme est d’y voir une lutte entre des élites politico-économiques libérales hors-sol et une masse critique des peuples enracinés qui subissent les contrecoups de leurs décisions.

À ce titre, le retour de Trump à la Maison blanche n’est pas une anomalie. Il s’affirme comme la continuité d’un Parti républicain ayant rompu avec l’orthodoxie néo-libérale, prétendant voler à la rescousse des «perdants» de la mondialisation.

Après avoir normalisé le protectionnisme économique, renégocié les conditions de l’ALENA et mis à l’agenda la réindustrialisation de l’économie américaine, le deuxième mandat de Trump se présente comme l’affirmation d’un corporatisme national semi-étatiste. La politique économique prévue par son gouvernement prend la forme d’un alliage de baisses d’imposition et d’un usage stratégique des tarifs, afin de servir les desseins de plans d’investissement décidés conjointement par les États, les grandes entreprises et les syndicats nationaux. La nomination de JD Vance comme vice-président semble consacrer cette vision de l’économie, conçue comme une nouvelle et drôle de «lutte des classes».[1] Ce regard porté sur l’économie nationale fait compétition à la composante libertarienne du mouvement, incarnée par des gens comme Elon Musk ou Vivek Ramaswamy.

La composition de l’électorat confirme l’alignement des masses populaires avec cet agenda économique. La classe ouvrière, la basse classe moyenne et ceux n’ayant pas de diplôme universitaire ont voté majoritairement pour Trump. Ce n’est pas un hasard si de nombreux militants syndicaux ont joint les républicains et que de grandes centrales syndicales ont, pour la première fois, refusé d’endosser la campagne démocrate. L’un des éléments explicatifs du trumpisme en est un de classe sociale : une alliance entre les gens du bas et de nouvelles élites conservatrices et enracinées.

Les valeurs jacksoniennes[2]

En nous contentant d’une analyse économique, nous ne comprenons le problème qu’à moitié. Les masses enracinées d’Occident luttent aussi pour une conception de leur identité qu’elles voient se détériorer. Le type de populisme recherché dépendra de cette identité collective.

Les États-Unis ont une façon bien particulière d’actualiser ce phénomène. Fondamentalement, ce n’est pas une question de «race» ou de «genre», mais bien d’adhésion à des valeurs communes.

Historiquement, certains présidents incarnent ce cumul d’affects. C’est notamment le cas de Trump, qui réactualise un fond culturel auquel le président Andrew Jackson a donné vie, politiquement, durant les années 1830. «Populiste» avant l’heure, Jackson a su donner du pouvoir aux classes laborieuses blanches que l’on associe au «white trash», aux «crackers», aux «rednecks» ou aux «hillibilies»; cette Amérique que certains démocrates associent aujourd’hui à des «déplorables» et des «déchets».[3] Ici, le trumpisme n’est pas un cas d’exception, dans l’histoire de la démocratie américaine.

Avec le temps, les valeurs dites «jacksoniennes» se sont répandues dans la société américaine et ont muté. Elles s’actualisent au-delà des clivages de classe. Le politologue Walter Russel Mead les résume ainsi : l’autonomie de la personne, l’égalité en «dignité et en droit», l’individualisme et l’«esprit financier».[4] Cette jonction de valeurs génère une conception particulière de la liberté, teintée d’irrévérence, d’un caractère intraitable et de manières rustres. C’est de ce moule que Trump est fait.

Ces valeurs ne sont plus confinées à une Amérique «blanche» et masculine. La coalition de 2024 menée par Trump le confirme. Il a su cumuler 45% du vote des femmes et 46% du vote latino. Il a obtenu des gains substantiels chez les électeurs asiatiques, chez les Musulmans et auprès de la communauté juive. Il a obtenu le meilleur score républicain auprès des hommes noirs de la classe ouvrière.[5] Pour la première fois en deux décennies, le Parti républicain remporte le vote populaire. Le jacksonisme informel progresse substantiellement.

L’«ennemi de l’intérieur» et l’ennemi extérieur

Ce portrait rend difficile l’idée de réduire le trumpisme au «fascisme».

Est-ce à dire que nous devons sous-estimer l’importance d’une dérive autoritaire à venir? Non. Les États-Unis ne sont pas exempts d’épisodes autoritaires. Mais cette dérive doit être ramenée à ses vraies proportions.

Il est vrai que la culture jacksonienne porte en elle des outrances pouvant se transposer en discours brutal. Cette Amérique profonde peut rapidement cibler ceux qu’elle juge nuisible à l’affirmation de son univers mental et les associer à un «ennemi intérieur», comme l’affirme Trump. La liste des forces amenuisant les valeurs jacksoniennes est longue : le capitalisme sans frontières, l’establishment classique des deux partis, l’État administratif, les élites libérales urbaines, le néo-progressisme dit «woke», les immigrants qui ne s’incorporent pas au fond jacksonien du pays.

La question est de savoir jusqu’à quel degré sortons-nous de cette culture du spectacle exubérant, elle aussi jacksonienne. À quel point passons-nous des paroles aux actes?

Il y a des limites que l’Amérique de Trump ne peut pas franchir, au prix de trahir ses propres valeurs. Tout d’abord, elle tient à la démocratie, bien qu’elle puisse en avoir une interprétation cavalière. C’est en son nom qu’elle se permet ses coups de force malavisés. C’est là une attitude – certes, autoritaire – qui ne sert pas des desseins fascistes. Ensuite, les institutions de cette Amérique, et la constitution avant tout, lui font office de religion politique. Elle est une absolutiste de la liberté d’expression. Finalement, elle est allergique à l’emprise de l’État sur la société civile. Voilà des façons d’être qui l’éloignent définitivement du fascisme.

Là où le coup de force autoritaire semble le plus plausible, c’est bien plus par la façon dont l’Amérique érige les barrières protectrices entourant son monde jacksonien. C’est là un retournement vers l’ennemi extérieur.

Cette dynamique se renforce à une époque où l’ordre international assurant sa sécurité au « monde libre » devient incertain, et que les États-Unis cessent peu à peu de constituer un empire planétaire. Les ambitions de l’Amérique profonde ne peuvent toutefois pas se contenter des moyens d’un État-Nation normal. Voilà donc le pays qui semble retourner aux dimensions de ce qu’il fut dès ses origines, celles d’un empire continental. En mode défensif, ses priorités seront de maintenir sa mainmise sur l’Amérique latine, sa cour arrière traditionnelle, et d’assurer la défense de l’Arctique contre les incursions russes et chinoises.

Ceux qui y verraient une dérive « fasciste » propre au XXIe siècle, une déviation du parcours voulu par les Pères fondateurs, se trompent. Ce à quoi nous assistons est profondément américain.


[1] Voir Ian Ward, «Is There Something More Radical than MAGA? J.D. Vance Is Dreaming It», Politico, 15 mars 2024.

[2] Je reprends ici une analyse que j’ai proposée, en 2021, pour la revue Argument : Léandre St-Laurent, «La dialectique américaine de la race», Argument 2021- Exclusivité web 2021, https://www.revueargument.ca/article/2021-04-29/770-la-dialectique-americaine-de-la-race.html

[3] Sur le sujet, voir Nancy Isenberg, White Trash: The 400-year Untold History of Class in America, États-Unis: Penguin Books, 2017, 496p.

[4] «Le tigre et l’agneau : L’école d’Andrew Jackson» dans Sous le signe de la Providence : Comment la diplomatie américaine a changé le monde. France : Odile Jacob (Traduction), 2003, 396p.

[5] Voir les données de Reuters sur Data Journalist Team, «How America voted in maps and charts», BBC, 8 novembre 2024. Consulté le 10 novembre : https://www.bbc.com/news/articles/c0lp48ldgyeo

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