Champ de 50 000 drapeaux : un cri silencieux face à l’hécatombe des opioïdes au Canada

À Campbell River, sur la côte est de l’île de Vancouver, un champ de drapeaux s’étend à perte de vue, recouvrant presque l’équivalent d’un terrain de football canadien. Cinquante mille petites toiles plantées une à une par Ron Kerr et son équipe de bénévoles, en six jours d’effort méthodique. Cinquante mille vies perdues, emportées par la crise des opioïdes depuis que la Colombie-Britannique a décrété, en 2016, l’état d’urgence sanitaire.

Dans son reportage du 16 avril 2025, The Globe and Mail (Prisca Tang) raconte la genèse et la portée de cette initiative poignante, le Blue Hat Memorial Project. Majoritairement bleue, pour les 36 000 hommes décédés, parsemée de violet pour les 14 000 femmes victimes, cette installation visuelle ambitionne de rendre palpable ce que des chiffres froids échouent à transmettre : l’ampleur incommensurable d’une tragédie nationale.

Le visage oublié de la crise : les hommes des classes laborieuses

Le projet de Ron Kerr, conseiller municipal et artiste, ne s’adresse pas à un public abstrait. Il parle d’une catégorie sociale bien précise : les hommes œuvrant dans les métiers du bâtiment, les ouvriers, les travailleurs manuels. Selon les données évoquées par The Globe and Mail, 75 % des victimes de surdoses au Canada depuis 2016 sont des hommes — un chiffre qui grimpe à 80 % en Colombie-Britannique. Pourtant, malgré ces statistiques écrasantes, la santé mentale des hommes demeure, pour beaucoup, un sujet relégué aux marges du débat public.

C. Michael Kinsella, directeur du groupe New PPE (Pioneering Protection for Everybody), enfonce le clou dans le même reportage : les hommes qui vivent des traumatismes sur les chantiers — tels que la perte d’un collègue par overdose — sont laissés à eux-mêmes, sans programme de retour au travail adapté, sans soutien psychologique tangible. Une situation confirmée par CBC News dans un article de 2024, où des travailleurs de la construction témoignaient de l’explosion des dépendances au fentanyl au sein de leur milieu.

L’ombre de l’échec des politiques de réduction des méfaits

Depuis près d’une décennie, la Colombie-Britannique a adopté certaines des politiques de réduction des méfaits les plus radicales au pays, comme la décriminalisation de la possession de petites quantités de drogues et l’introduction de la « safer supply » — prescription de doses contrôlées d’opioïdes pour contrer les produits de rue contaminés. (CTV News, mars 2025, offre une synthèse de ces mesures et de leurs résultats mitigés.)

Cependant, comme le souligne Ron Kerr dans ses entrevues, y compris auprès de The Globe and Mail, ces politiques n’ont pas réussi à enrayer l’escalade des décès. Kerr ne condamne pas les initiatives de réduction des méfaits en soi, mais il estime qu’elles ne s’attaquent pas aux racines du problème : précarité du logement, absence de centres de désintoxication adaptés aux réalités masculines, carence en infrastructures de soutien psychologique.

Le constat est d’autant plus alarmant que, selon une enquête menée par check news en mars 2025, les petites villes comme Campbell River, Nanaimo ou Prince George présentent désormais des taux de décès par overdose supérieurs à ceux de Vancouver. La crise s’est diffusée dans les veines de la ruralité canadienne, là où les ressources sont les plus rares.

La politisation de la crise en période électorale

À l’approche des élections fédérales de 2025, la question des opioïdes est devenue un champ de bataille politique. Pierre Poilievre, chef du Parti conservateur, promet un virage sécuritaire, réduisant les politiques de réduction des méfaits qu’il accuse de nourrir l’insécurité publique. De leur côté, les libéraux défendent la poursuite des investissements dans la santé publique et les traitements, sans remettre en question les ratés des politiques de décriminalisation.

Le besoin d’une réponse humaine, non bureaucratique

Ron Kerr et ses drapeaux nous rappellent que derrière chaque donnée, chaque pourcentage, chaque graphique, il y a un visage, une histoire, une famille endeuillée. Que l’on soit pour ou contre la décriminalisation, pour ou contre la « safer supply », une vérité s’impose : nous échouons collectivement à protéger ceux que nous prétendons défendre.

Il serait réducteur de croire que la crise des opioïdes n’est qu’une affaire de toxicomanie. Elle est le symptôme d’une société fracturée, où la solitude, la pauvreté, l’épuisement psychologique deviennent les carburants silencieux d’une hécatombe. La stigmatisation des hommes vulnérables, en particulier ceux issus des classes ouvrières, reste une faille béante dans nos politiques publiques.

Comme l’écrivait poignamment Andrea Woo dans un article de The Globe and Mail en 2023, « ce n’est pas seulement une crise des drogues ; c’est une crise de désespoir. » Ce désespoir, Ron Kerr l’a matérialisé avec ses drapeaux frémissant sous le vent, donnant une voix aux morts que la société préfère souvent oublier.

Philippe Sauro-Cinq-Mars

Diplômé de science politique à l'Université Laval en 2017, Philippe Sauro Cinq-Mars a concentré ses recherches sur le post-modernisme, le populisme contemporain, la culture web et la géopolitique de l'énergie. Il est l'auteur du livre "Les imposteurs de la gauche québécoise", publié aux éditions Les Intouchables en 2018.

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