Chine, créancière du Sud global : de bâtisseuse d’infrastructures à collectrice de dettes

Alors que les pays en développement affrontent une vague de remboursements historiques envers Pékin, deux analyses récentes – l’une de Reuters relayant un rapport du Lowy Institute, l’autre signée par Kyle Muller pour EvidenceNetwork – lèvent le voile sur la mutation du rôle de la Chine dans les finances internationales : de mécène du développement, elle devient un redoutable créancier. Les conséquences, tant pour l’Afrique que pour l’architecture globale de l’aide au développement, s’annoncent considérables.

Un fardeau record pour les pays les plus pauvres

Reuters rapporte qu’en 2025, les pays les plus pauvres de la planète devront effectuer des remboursements records envers la Chine, culminant à 22 milliards de dollars pour 75 pays vulnérables – sur un total de 35 milliards dus par l’ensemble du monde en développement. Ce chiffre, tiré d’un rapport publié par le Lowy Institute, basé à Sydney, illustre le virage opéré par Pékin dans la foulée des emprunts massifs consentis il y a une décennie dans le cadre de son ambitieuse Initiative de la Ceinture et de la Route (BRI).

Lancé en 2013 par le président Xi Jinping, ce plan visait à étendre les liens économiques de la Chine avec l’Asie, l’Afrique et l’Europe en finançant à grande échelle des projets d’infrastructure, souvent exécutés par des entreprises chinoises. Mais cette générosité apparente s’accompagne aujourd’hui d’un effet boomerang : « Pour le reste de cette décennie, la Chine sera plus collectrice de dettes que banquière pour le monde en développement », avertit Riley Duke, auteur du rapport.

Dans 54 pays en développement, les remboursements dus à la Chine dépasseront ceux versés aux membres du Club de Paris, traditionnel groupement de créanciers occidentaux. Le rapport alerte également sur le désengagement croissant des pays occidentaux, dont les budgets d’aide s’amenuisent, aggravant les risques de régressions sociales, notamment dans les secteurs de la santé et de l’éducation.

L’Afrique dans l’engrenage : développement ou dépendance?

De son côté, Kyle Muller, dans un article publié pour EvidenceNetwork, brosse un portrait nuancé du rôle de la Chine en Afrique : bienfaitrice ou piègeuse? Entre 2000 et 2022, la Chine a injecté environ 170 milliards de dollars dans les États africains et leurs institutions régionales, principalement pour financer des routes, des chemins de fer, des aéroports – des projets massifs réalisés presque exclusivement par des entreprises chinoises, avec leur propre personnel et matériaux.

Des réussites indéniables sont à noter : le nouvel aéroport d’Entebbe en Ouganda ou la ligne ferroviaire entre la Tanzanie et la Zambie. Pour certains observateurs, ces projets ont permis une modernisation accélérée, parfois plus efficace que l’aide occidentale. Mais Muller relaie également de nombreuses critiques : endettement excessif, pertes économiques, perte de souveraineté.

Angola et Kenya sont parmi les États les plus exposés. Le premier cumule quelque 20 milliards de dettes envers les banques chinoises. Le second est lourdement affecté par les remboursements d’une dette contractée pour des projets comme le chemin de fer Mombasa-Nairobi – projet qui s’avère aujourd’hui déficitaire, et dont la phase suivante vers l’Ouganda a été abandonnée par Pékin.

Pékin apprend de ses erreurs – et ajuste sa stratégie

Kyle Muller note cependant un tournant : la Chine, consciente de ses pertes en Afrique et confrontée à des taux d’intérêt trois fois plus élevés que ceux des bailleurs publics occidentaux, resserre la vis. Les années de prêts à tout-va semblent révolues. Depuis la pandémie, le volume des nouveaux prêts a été divisé par deux par rapport à la période pré-Covid.

Mais la Chine n’abandonne pas pour autant le continent. Elle réinvestit désormais dans des domaines plus prometteurs et mieux alignés sur ses propres intérêts industriels : les énergies renouvelables, notamment le solaire. Pékin y trouve un double avantage : sécuriser de nouveaux marchés pour ses entreprises et adapter son offre aux besoins africains grandissants en énergie propre.

Une diplomatie du portefeuille redéfinie

L’analyse combinée des rapports de Reuters et de Kyle Muller montre une transition stratégique de la Chine : d’un impératif de conquête géoéconomique à une posture plus prudente et sélective de créancier. Mais cette prudence n’efface pas les conséquences de la décennie passée. Le virage actuel survient alors que les créances impayées s’accumulent, les économies fragiles tanguent, et que les tensions Nord-Sud se ravivent.

Le Lowy Institute souligne que cette dynamique place les pays occidentaux face à un dilemme : laisser le champ libre à une Chine créancière ou redéployer des politiques d’aide ambitieuses pour contrer les déséquilibres. En l’état, la Chine reste incontournable – mais désormais en position de force, non plus en tant qu’investisseur, mais en tant que véritable percepteur mondial de dettes souveraines.


Sources :
– Reuters, « China shifts from developing world’s banker to debt collector, says Lowy Institute », 26 mai 2025, reportage de Kirsty Needham
– Kyle Muller, « How African states are at fault by China », EvidenceNetwork, 26 mai 2025

La Rédaction

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