Crise alimentaire : un grand jeu entre la Russie et le Canada en Afrique?

Le président russe Vladimir Poutine a adressé aux dirigeants et aux représentants de la plupart des pays africains l’assurance que son pays met tout en œuvre pour prévenir une crise alimentaire mondiale, malgré les inquiétudes suscitées par le retrait d’un accord autorisant les envois de céréales depuis l’Ukraine, qui menace d’entraîner une hausse des prix. Pendant ce temps, le Canada, lui aussi un gros producteur de grains, nuit à ses agriculteurs par sensibilité écologique et contribue indirectement à la hausse des prix et à la consolidation d’une géopolitique à l’avantage de la Russie.

Une Russie humanitaire?

Poutine a prononcé ces propos humanitaires lors de la séance d’ouverture du sommet Russie-Afrique qui s’est déroulé sur deux jours, mais qui a réuni un nombre nettement inférieur de chefs d’État et de gouvernement africains par rapport au sommet précédent en 2019. Tout en abordant la question de l’accord interrompu concernant les céréales de la mer Noire, il a fait la promesse de livrer gratuitement d’importantes quantités de céréales à six pays africains.

« Il est de notre devoir de soutenir les États et les régions dans le besoin, notamment par des livraisons humanitaires. Nous nous engageons activement à contribuer à la mise en place d’un système plus équitable de distribution des ressources. Nous déployons tous les efforts possibles pour éviter une crise alimentaire mondiale », a déclaré Poutine.

« Comme je l’ai déjà souligné, notre pays est en mesure de remplacer les céréales ukrainiennes, que ce soit sur le plan commercial ou en fournissant une aide gratuite aux pays africains les plus nécessiteux, d’autant plus que nous prévoyons une nouvelle récolte record cette année », a-t-il ajouté.

La Russie a l’intention d’expédier jusqu’à 50 000 tonnes de céréales en aide alimentaire au Burkina Faso, au Zimbabwe, au Mali, en Somalie, en Érythrée et en République centrafricaine au cours des trois à quatre prochains mois, a annoncé Poutine.

Il convient de noter que le groupe de mercenaires russe Wagner a été actif au Mali et en République centrafricaine, tandis que l’Érythrée a voté contre un plus grand nombre de résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies critiquant l’invasion de la Russie que tout autre pays africain.

Le Burkina Faso est considéré par certains observateurs comme une cible probable pour Wagner, et le Zimbabwe entretient depuis longtemps une animosité envers les sanctions américaines qui le visent. La Somalie, bien qu’alliée des États-Unis, est souvent désignée comme le pays africain le plus touché par les restrictions sur les approvisionnements en céréales liées au conflit en Ukraine.

Tant la Russie que l’Ukraine sont des fournisseurs importants de céréales. Ils avaient conclu un accord il y a un an, sous l’égide de l’ONU et de la Turquie, qui avait permis de rouvrir trois ports ukrainiens de la mer Noire bloqués par les combats et garantissait que les navires entrant dans ces ports ne seraient pas attaqués. Cependant, la Russie a refusé de renouveler cet accord la semaine dernière, se plaignant de problèmes entravant ses propres exportations.

La promesse d’exportations alimentaires russes vers l’Afrique revêt une importance primordiale pour le président de la Fédération de Russie, qui souhaite renforcer les liens avec un continent de 1,3 milliard d’habitants qui affirme de plus en plus son influence sur la scène mondiale.

Il faudrait aussi souligner que les 54 nations africaines constituent le plus grand bloc de vote aux Nations Unies, mais qu’elles ont été plus divisées que toute autre région en ce qui concerne les résolutions de l’Assemblée générale critiquant les actions de la Russie en Ukraine.

En outre, cet événement Russie-Afrique fait suite à l’annonce des autorités sud-africaines selon laquelle Poutine avait décidé de ne pas assister à un sommet économique à Johannesburg le mois prochain, craignant une arrestation en vertu d’un mandat de la Cour pénale internationale pour des crimes de guerre présumés en Ukraine.

Jeudi, Poutine a également annoncé d’autres mesures visant à approfondir les relations avec l’Afrique, notamment en augmentant le nombre d’étudiants africains inscrits dans les universités russes, en ouvrant des bureaux de médias d’État russes dans de nombreux pays africains et en proposant la création d’un « espace d’information commun en Russie et en Afrique, à partir duquel des informations objectives et impartiales sur les événements mondiaux seront diffusées à l’attention des publics russes et africains ».

Selon Yuri Ushakov, conseiller aux affaires étrangères de Poutine, seuls 17 chefs d’État ont assisté au sommet, tandis que 32 autres pays africains étaient représentés par des hauts responsables ou des ambassadeurs. Le Kremlin a attribué la diminution du nombre de dirigeants présents à la pression occidentale brutale visant à dissuader les nations africaines de participer ; rappelons qu’en 2019, 43 chefs d’État y avaient pris part.

Outre les céréales, une autre question susceptible d’être à l’ordre du jour est le sort du groupe de mercenaires Wagner dirigé par Evgueni Prigojine, suite à sa brève rébellion contre la haute direction militaire le mois dernier. L’avenir de ce contractant privé sera une préoccupation urgente pour des pays tels que le Soudan, le Mali et d’autres qui ont conclu des accords avec Wagner en échange de ressources naturelles comme l’or.

Les responsables russes et Prigojine ont déclaré que la société Wagner continuerait de travailler en Afrique. Enfin, une proposition de paix pour l’Ukraine, que les dirigeants africains ont tenté de promouvoir, sera également abordée lors du sommet.

Un auto-sabotage canadien?

Il est aussi intéressant de comparer le rôle du Canada et de la Russie en matière d’aide au développement et d’aide en Afrique, en particulier en ce qui concerne la production de grains et les objectifs de réduction de l’usage d’engrais azotés. Le Canada est en effet un important producteur de grains et céréales et l’agriculture représente une part significative de son économie (environ 7 à 8% du PIB). Les cultures céréalières telles que le blé, l’orge et le maïs sont des éléments essentiels de sa production agricole.

D’un autre côté, la Russie est également un acteur majeur de la production de grains à l’échelle mondiale. Cependant, les parts dans leur économie ne constituent que 4 à 5% de leur PIB. Elle possède d’immenses terres agricoles et arables, principalement dans les régions de la mer Noire, du Caucase et de la Sibérie, qui sont propices à l’agriculture céréalière. La Russie est aussi le plus grand exportateur mondial de blé et a donc une capacité réelle de rivaliser avec le Canada sur les marchés internationaux. On peut parler avec les chiffres de 2022, 45 000 tonnes métriques contre 25 000.

Cette concurrence a en outre pour contexte le plan canadien de réduction des engrais azotés, un objectif poursuivi par le gouvernement Trudeau, car ils peuvent entraîner de l’oxyde nitreux (N2O), un gaz à effet de serre plus puissant que le CO2. Ainsi, le Canada, comme de nombreux autres pays, s’efforce de mettre en place des politiques pour réduire l’utilisation excessive d’engrais azotés et minimiser son impact environnemental, selon le vœu pieux étatique. Cette politique pourrait ostensiblement réduire les rendements agricoles, augmenter les coûts de production et faire, par surcroît, accroitre les prix à la consommation.

La Russie, quant à elle, profite d’une réalité différente en matière de régulation environnementale, très loin derrière les standards des pays occidentaux. En fonction de sa politique agricole, elle pourrait être moins contraignante en matière de restrictions comparativement au Canada, ce qui pourrait, dans certains cas, donner à la Russie un avantage concurrentiel sur les marchés internationaux.

Le Canada est souvent reconnu pour son engagement envers l’aide humanitaire et le développement durable, en investissant dans des projets visant à renforcer les infrastructures, l’éducation, la santé et la sécurité alimentaire en Afrique. (Voir le Rapport au Parlement sur l’aide internationale du gouvernement du Canada 2021-2022.) Toutefois, la Russie a une meilleure emprise politique, tout comme la Chine, qui renforce considérablement et durablement ses liens avec des pays qui deviennent toujours plus proches du Kremlin.

Même si son approche peut être moins visible ou moins institutionnalisée que celle du Canada, la Russie pourrait donc s’impliquer dans des projets liés à l’agriculture, aux infrastructures, à l’énergie ou à l’éducation, tirant parti de ses ressources naturelles et de son expertise technologique, faciliter un partenariat militaire accru et essayer de mettre l’Afrique sous l’emprise de son aide comme son allié principal qu’est le dragon chinois.

En bref, la concurrence sera plus ardue pour s’assurer un partenariat afro-canadien et jette toujours plus les pays en voie de développement dans les bras des Russes et des Chinois.

Samuel Rasmussen

Formé à l’École de Politique Appliquée de l’Université de Sherbrooke, il se passionne pour la géopolitique et le développement des relations internationales. Collaborateur de différents podcasts notamment Ian et Frank et Agora Underground, il intervient souvent sur l’actualité. Il s’intéresse principalement à la psychologie du pouvoir et de son impact sur le plan individuel comme au sens large.

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