Depuis quelques mois, en raison de la guerre en Ukraine, l’Europe est aux prises avec une crise énergétique sans précédent. Sa volonté de résister à la Russie, en solidarité avec l’Ukraine, se heurte à son immense dépendance envers le gaz naturel russe et la met dans une situation extrêmement précaire. Dans l’urgence de diversifier leurs approvisionnements énergétiques, les leaders européens sont sur tous les fronts pour trouver de nouveaux partenaires. C’est donc sans surprise que Justin Trudeau a accueilli Olaf Scholz hier, qui venait explorer la possibilité d’un apport canadien en gaz naturel pour l’Europe. Pourquoi l’Europe est-elle aussi dépendante du gaz russe ? En quoi la chose constitue un enjeu de sécurité ? Pourquoi n’en entendons-nous seulement parler aujourd’hui ? Le Canada fait-il sa part ? Telles sont quelques unes des questions que nous tenterons de répondre ici.
Tout d’abord il faut se souvenir que suite à la Deuxième Guerre Mondiale, l’Union Soviétique, à la place de véritablement libérer les pays repris aux nazis, les subordonne plutôt à Moscou dans un ensemble géopolitique nommé « Bloc de l’est ». En bref, l’ensemble du développement économique et du réseau énergétique de l’Europe de l’est – et donc pratiquement de la moitié de l’Europe – est développé selon le modèle communiste. À partir de 1965, trois ans après la construction du mur de Berlin, l’URSS crée le Ministère soviétique de l’industrie gazière, qui deviendra éventuellement Gazprom.
C’est lors des restructurations de la Perestroïka que tout change. Le ministère de l’industrie gazière devient alors une société d’État en 1989, pour ensuite devenir une société d’État par actions en 1992 suite à la chute de l’URSS une année auparavant. Ce passage de grandes sociétés d’État au privé lors de la transition vers l’économie de marché crée alors cette nouvelle caste de pouvoir dans la société russe, les oligarques – qui font d’ailleurs beaucoup les manchettes depuis la guerre en Ukraine.
Or pendant la chute de l’Union Soviétique, de nombreux États déclarent leurs indépendances vis-à-vis de Moscou et comptent bien s’approprier le patrimoine industriel de leurs régions. Gazprom est donc privé du tiers de ses gazoducs et d’un quart de ses stations de pompage. Mais pire encore, le gaz russe à destination de l’Europe est désormais à la merci des barrières tarifaires et des manipulations de prix dans les États transit où passe la majorité de celui-ci, c’est-à-dire l’Ukraine et la Biélorussie.
Mais la situation s’améliore nettement dans la frénésie de « l’ouverture du monde » et l’Europe de l’Ouest, loin de rejeter les avances de l’entreprise russe qui cherche à lui fournir directement du gaz sans avoir à passer par l’Europe de l’Est, multiplie les accords et les projets avec elle. C’est ainsi que naissent les projets Nord-Stream et South Stream, qui cherchent respectivement à connecter la Russie à l’Allemagne via la Mer Baltique, et la Russie à l’Italie via la Mer Noire, les Balkans et l’Adriatique. Le premier abouti en 2012, et le second n’est pas complété en raison d’un désaccord avec le gouvernement bulgare.
Quoiqu’il en soit, déjà en 2005, 25% des importations de gaz de l’Europe de l’Ouest proviennent de Russie, des pays comme la Finlande ou ceux des Pays Baltes en dépendent à 100%. L’Autriche en dépend pour 55% de ses importations, alors que le nombre est de 37% pour l’Allemagne. 16 ans plus tard, en 2021, 45% des importations de gaz naturel de l’Union Européenne provenaient de Russie[1].
De premières dénonciations timides des tendances prédatrices et monopolistiques de l’entreprise de la part de l’Union Européenne émergent en 2006 avec notamment la publication d’un Livre Vert, mais sont rapidement répondues par Gazprom, qui agite simplement la menace de couper les approvisionnements et accuse l’Europe de vouloir politiser ses rapports avec elle.
C’est d’ailleurs dans cette même année qu’une première crise émerge entre la Russie et l’Ukraine au sujet du prix du gaz naturel. Ne s’entendant pas sur le prix, l’Ukraine refuse alors de payer, ce à quoi Gazprom répond en coupant l’approvisionnement. La chose se reproduit en 2009 et les coupures se font sentir dans toute l’Europe, et de manière particulièrement sévère en Hongrie, en Pologne et en Roumanie.
Ces multiples crises plongeant des populations dans l’obscurité font alors comprendre avec plus d’acuité en quoi Gazprom est devenu un levier de pouvoir géopolitique pour la Russie, et en quoi la dépendance de l’Europe envers ses réseaux de pipelines devient un sérieux enjeu de sécurité. Tout désaccord diplomatique avec la Russie pourrait alors potentiellement mener à un tarissement énergétique tel qu’il n’en vaudrait simplement pas la peine.
Mais l’humeur populaire au sujet des projets gaziers est complètement saturée par les revendications écologistes et, au début des années 2010, on fait très peu de cas de la géopolitique de l’énergie et de la sécurité énergétique. Les gouvernements occidentaux, devenus de plus en plus verts, commencent à bloquer systématiquement les grands projets gaziers au profit d’une « transition verte » vers des technologies qui ne sont pas encore nécessairement éprouvées. L’Allemagne, par exemple, cherche une telle pureté énergétique qu’elle met même fin au nucléaire, pourtant considéré comme l’une des énergies les plus propres – cette décision mal avisée lui fera rouvrir ses usines à charbons quelques années plus tard pour combler son déficit énergétique, et évidemment être davantage dépendante de la Russie.
Au Canada et au Québec, de multiples projets de pipelines et de ports méthaniers sont bloqués. Ce n’est d’ailleurs pas le fait que Gazprom était l’un des partenaires principaux du projet de port méthanier à Rabaska et s’engageait à fournir 100% du gaz naturel – mettant ainsi pied en Amérique du Nord – qui dérange alors les Québécois, mais les préoccupations autour des potentielles perturbations pour les bélugas !
C’est lors de la crise ukrainienne de 2014 que commence à être prise au sérieux la nécessité pour l’Europe de diversifier ses sources d’approvisionnement. La Norvège, notamment, commence alors à augmenter son apport en gaz naturel. Aux États-Unis, même Obama reconnaît l’importance de l’indépendance énergétique et augmente sa production au point de redevenir la principale puissance énergétique sous les années Trump, qui poursuit évidemment cette politique avec férocité. Or au Canada, les mandats de Justin Trudeau et au Québec, ceux de Couillard et Legault ne permettent aucun développement significatif, les projets demeurant systématiquement bloqués, comme par exemple GNL Québec.
Avec la récente invasion russe de l’Ukraine, l’Occident s’est lancé dans une guerre économique contre la Russie, à coup de sanctions, apparemment sans prendre réellement en considération sa capacité à lutter contre une Russie qui contrôle une bonne part de son apport énergétique. Résultat ; l’Europe se retrouve en crise, désespérée de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement le plus rapidement possible, avant que la Russie ne se décide réellement de la plonger dans le noir.
Dans les derniers mois, Gazprom a coupé les flux gaziers vers l’Allemagne en argumentant la nécessité de réparer certains gazoducs. Coup de théâtre : pour achever la réparation, l’entreprise russe doit se faire livrer des turbines mises à niveau… au Canada. Le régime de sanctions devrait habituellement l’en empêcher, mais Justin Trudeau, de concert avec le gouvernement allemand, s’incline et accède à la demande de Gazprom.
Refuser signifierait de condamner l’Allemagne à s’enfoncer dans un déficit énergétique qui la plongerait dans la récession et accepter signifie reconnaître que l’Occident n’a aucun levier de pouvoir contre cette Russie qu’il prétend affaiblir.
Lors de la fête de la République en juillet dernier, Emmanuel Macron a invité les Français à se rationner en termes de consommation d’énergie et à se « préparer à des mois difficiles ». Les Allemands se ruent sur le bois de chauffage en prévision de l’hiver pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle. Le secteur métallurgique, très énergivore, annonce déjà la fermeture de fonderies de zinc et d’aluminium en Slovaquie en raison des prix trop élevés de l’énergie. On apprend avant-hier que la Bulgarie, exténuée, est prête à renégocier avec Gazprom pour augmenter ses importations.
Et hier, avec la visite du Chancelier Allemand Olaf Scholz qui venait clairement demander du gaz canadien malgré des mots couverts, Trudeau affirme qu’il n’y avait « pas de projets d’affaires crédibles » relatifs au gaz naturel au Canada et que nous devons garder le cap vers la transition écologique… Une omission à peine soutenable du projet GNL Québec qui, s’il n’avait pas été bloqué, pourrait bientôt approvisionner une Europe sur le bord du gouffre!
Bref, il est important de comprendre que cet enjeu n’est pas seulement une querelle de businessman, une course au développement d’entreprises privées, mais concerne la capacité de populations entières de pouvoir chauffer et éclairer leurs logements, de permettre à leur lieu de travail d’opérer, et de ne pas sombrer dans un chaos économique sans précédent. Cet enjeu concerne l’indépendance de l’Europe et du monde occidental dans son sens large, et leur capacité à résister aux pressions extérieures de régimes autoritaires.
Il ne suffit pas d’apposer un drapeau ukrainien sur sa photo de profil pour résister à la Russie, encore faut-il avoir les moyens de ses ambitions et ne pas être victimes de chantage énergétique. Il est plus que temps que les gouvernements occidentaux acceptent de voir la réalité en face, et réalisent que nous perdrons toute marge de manœuvre dans l’adoption de normes environnementales si nous continuons de désinvestir dans le développement de nos ressources énergétiques au point d’être complètement dépendant de sources extérieures qui se foutent éperdument de ces mêmes normes.
[1] Comission Européenne. « L’Europe peut-elle se passer du gaz russe ? » https://france.representation.ec.europa.eu/informations/leurope-peut-elle-se-passer-du-gaz-russe-2022-07-25_fr