« Houdini » de Eminem : « coup de grâce » contre la cancel culture

Dans les dernières semaines, le célèbre rappeur Eminem, que beaucoup considèrent comme un « dieu du rap », a annoncé qu’il sortirait un album cet été. Le concept de ce dernier opus, intitulé « The death of Slim Shady (Coup de Grâce) » (la mort de Slim Shady (Coup de grâce)) semble tourner autour de la mort symbolique de « Slim Shady », l’alter-ego sulfureux et provocateur du rappeur au début des années 2000. Avec la sortie d’une première chanson vendredi dernier, nous en savons un peu plus sur la signification de cette « mort » : Eminem se lance en effet dans une charge « suicidaire » contre la cancel culture, refusant de s’y conformer en renouant avec la provocation décomplexée contre un monde devenu trop frileux.

Et il ne fait pas de quartier…

Lorsqu’il s’est fait connaître en 1999, Eminem multipliait les provocations dans son style très moqueur et humoristique. Britney Spears, Jessica Simpson, Vanilla Ice, sa propre mère… Personne ne semblait à l’abri de ses moqueries. Il faut dire que les années 2000 étaient à des années lumières du climat politiquement correct d’aujourd’hui, avec un star système américain versant ouvertement dans l’hypersexualisation, les paroles violentes, misogynes, etc. C’était l’époque de gloire de l’humour vulgaire de South Park, des idioties de Jackass, des rumeurs outrancières des magazines à potins, de l’internet incontrôlé… Bref, d’à peu près tout ce qui serait considéré inacceptable aujourd’hui.

Et dans tout ça, Eminem était considéré comme particulièrement provocateur ; c’est donc dire à quel point son style ne passerait pas aujourd’hui. Mais c’est précisément ce qui l’amène à sortir ce nouvel album où il persiste et signe en s’attaquant ouvertement au climat de censure que nous connaissons désormais.

Dans sa nouvelle chanson, il reprend les grandes lignes du vidéoclip « Without me » (Sans moi), où il apparaissait comme un super-héros faisant des frasques aux côtés de son acolyte Dr. Dre et où il chantait « Now this looks like a job for me, so everybody just follow me, cause we need a little controversy, cause it feels so empty without me » (Maintenant, ça semble être un job pour moi, alors tout le monde suivez-moi, parce qu’on a besoin d’un peu de controverse, parce que ça semble un peu vide sans moi). Et c’est ici particulièrement pertinent, car en une époque marquée par le politiquement correct et la cancel culture, où toutes les sensibilités sont à fleur de peau, on a effectivement besoin d’artistes qui s’en moquent et refusent de s’auto-censurer. Eminem répond donc à l’appel.

Et ça fonctionne.

D’entrée de jeu, au début du morceau, Eminem se fait larguer par son agent dans un appel téléphonique, sous entendant qu’il ne peut s’associer aux propos tenus dans les nouvelles chansons : « Hey Em, it’s Paul. Uh, I was listening to the album. Good fucking luck, you’re on your own » (Hey Em, c’est Paul. Je suis en train d’écouter l’album. Bonne putain de chance… Débrouille-toi seul ».

On voit ensuite une sorte de portail temporel s’ouvrir d’où émerge le Eminem de 2002, qui s’étonne de voir où en est rendue la société. Influenceuse qui fait des selfies, chiens promenés en laisse par un robot, un homme perdu dans un monde virtuel avec son casque Oculus Rift… Le « clash » entre les époques est mis en évidence et le chanteur ne peut s’empêcher de lâcher un « What the fuck is this shit? » (Qu’est-ce que c’est que ce bordel?).

Alors que dans le clip de Without Me, la mission de Eminem et Dr. Dre est d’empêcher un jeune d’écouter leur album parce qu’il est déconseillé aux enfants, cette fois-ci, ils tentent d’empêcher le Eminem de 2002 de les faire canceller en 2024.

S’ensuit la chanson en tant que telle, où Eminem, dans son style caractéristique, chante avec une rapidité déconcertante un flot ininterrompu. Et il n’y va pas de main morte. Voici quelques point forts (et particulièrement sulfureux):

D’abord, il s’en prend à la société de mollassons fragiles que nous créons en se moquant du concept de trophée de participation: « My shit might not be age appropriate. But I will hit an eight year old in the face with a participation trophy. ‘Cause I have zero doubts that this whole worlds ’bout to turn into some girl scouts » (Mon truc est peut-être inapproprié pour un jeune public, mais je vais frapper un enfant de 8 ans au visage avec un trophée de participation, car je n’ai aucun doute que ce monde est en train de se transformer en fillettes scouts.)

Il déclare ensuite que le « Censorship bureau is out to shut me down » (le bureau de la censure est sur mon dos pour me faire taire), expliquant qu’il a donc commencé sa chanson en douceur avant d’y aller en force.

Plus tard, dans le bridge, il chante quelque chose d’impensable pour notre époque : « Sometimes I wonder what the old me would say, if he could see the way shit is today. He’d probably say that everything is gay ». (Des fois, je me demande ce que mon moi passé dirait s’il voyait comment c’est la merde aujourd’hui. Il dirait probablement que tout est gai).

Dans un autre couplet, il s’en prend avec humour à l’absurdité de l’auto-identification des nouvelles générations aux concepts de genre, de race, etc : « My transgender cat’s Siamese, identifies as black, but acts Chinese » (Mon chat transgenre est siamois, s’identifie en tant que noir, mais agit comme un Chinois).

Il se moque ensuite ouvertement des tentatives de le canceller et s’en prend à son agent l’ayant largué au début du morceau d’une manière particulièrement acerbe (est-ce seulement pour la chanson ou bien a-t-il réellement eu cette prise de bec? Dur à dire à ce stade) : « But fuck that, if I think that shit, I’ma say that shit. Cancel me what? Okay, that’s it, go ahead, Paul, quit. Snake-ass prick, you male crossdresser, fake ass bitch. And I’ll probably get shit for that. But you can all suck my dick in fact » (Mais merde, si je pense cette merde, je vais dire cette merde. Me canceller pourquoi? Okay, c’est ça, vas-y Paul, démissionne. Connard de serpent, travesti mâle, salope de faux-cul. Et je vais probablement me faire gronder pour ça. Mais vous pouvez tous me sucer la bite, en fait).

Il va sans dire que cette attaque frontale contre son agent (réel ou imaginé) et le fait qu’il s’adonnerait au travestissement défonce complètement les normes actuelles du politiquement correct. Et Eminem le reconnaît ouvertement en déclarant s’attendre à ce que cette chanson lui attire des ennuis. Il persiste et signe quelques lignes plus loin en affirmant que Paul « a deux balles » aussi grosses que celle de RuPaul », qui est une Drag-Queen américaine très connue.

Étrangement, parmi toutes ces énormités qu’il lance à gauche à droite, c’est un passage au sujet de la rappeuse Megan Thee Stallion qui crée la controverse depuis la sortie du morceau, avec des critiques wokes lui reprochant d’être un blanc s’attaquant à une femme noire victime de violence masculine. En effet, Eminem lance dans son premier couplet : « If I was to ask Megan Thee Stallion if she would collab with me, would I really have a shot at a feat » (Si je demandais à Megan Thee Stallion si elle voulait collaborer avec moi, aurais-je une opportunité pour une participation?). Ça ne fonctionne pas en français, mais la ligne « having a shot at a feat » est un jeu de mot sur le fait que la rappeuse s’est fait tirer dans les pieds (shot at a feet) par un autre rappeur.

Quoi qu’il en soit, et malgré des propos qui seraient habituellement fermement condamnés par la société bien-pensante, la magie d’Eminem n’a pas pris une ride et fonctionne à merveille. Le vidéoclip de la chanson sur YouTube cumule déjà les 40 millions de vues après 4 jours et se maintient fermement au numéro 1 des tendances musicales de la plateforme.

Dans les sections commentaires, on peut voir de nombreux éloges au rappeur, vu comme une sorte de sauveur libertaire dans cette société puritaine et paralysée par la censure. « And the world was healed by just one song » (Et le monde fut soigné par une seule chanson). « Eminem is the only artist that doesn’t give a F about cancel culture. He’s the artist that’s bringing all of these generations together! My 5, 7, and 8 year old love him and so does their mama! » (Eminem est le seul artiste qui n’en a rien à foutre de la cancel culture. C’est l’artiste qui unit toutes les générations ensemble. Mes enfants de 5, 7 et 8 ans l’adorent tout comme sa mère!) « Not only is this song lyrically impressive, it also serves as a commentary for how much modern society is trying to censor things, and that Shady is too offensive. Nah, there will always be Slim Shady! » (Non seulement cette chanson est lyriquement impressionnante, elle sert aussi de commentaire sur le fait que la société cherche constamment à censure, et que Shady est trop choquant. Non, il y aura toujours un Slim Shady!)

Bref, ce « coup de grâce » d’Eminem contre la cancel culture est un succès écrasant qui fera probablement de cette chanson un thème incontournable de l’été 2024. Et pour beaucoup de milléniaux, il représente l’irrévérence insouciante des années 2000 que nous avons perdu en cours de chemin, et qui fait désormais rêver.

Philippe Sauro-Cinq-Mars

Diplômé de science politique à l'Université Laval en 2017, Philippe Sauro Cinq-Mars a concentré ses recherches sur le post-modernisme, le populisme contemporain, la culture web et la géopolitique de l'énergie. Il est l'auteur du livre "Les imposteurs de la gauche québécoise", publié aux éditions Les Intouchables en 2018.

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