Une récente décision de la Cour fédérale du Canada vient bouleverser l’équilibre fragile entre sécurité nationale et obligations humanitaires. En exigeant désormais que les autorités de l’immigration prouvent un lien direct entre les actes passés d’un individu et une menace actuelle pour le pays, la justice canadienne rend plus difficile le renvoi de personnes soupçonnées de terrorisme, d’espionnage ou de participation à des régimes répressifs.
Le jugement rendu le 10 octobre 2025 dans l’affaire Ali c. Canada impose deux nouvelles obligations : démontrer un lien rationnel entre les comportements antérieurs et un danger réel pour la sécurité du Canada, et tenir compte dès le stade de l’« inadmissibilité » du principe de non-refoulement, c’est-à-dire l’interdiction de renvoyer quelqu’un vers un pays où il risquerait la persécution ou la torture. Cette double exigence, selon plusieurs observateurs, brouille la logique même du système d’immigration, qui distinguait jusqu’ici l’évaluation du risque sécuritaire et la prise en compte des considérations humanitaires.
Le cas d’Abdelsakhi Abbas Adesakhi Ali illustre cette complexité. Ancien député soudanais et membre du Parti du Congrès national d’Omar el-Béchir, il avait été déclaré inadmissible pour ses liens avec un régime accusé de répression et de subversion. Mais la Cour fédérale a jugé que les agents d’immigration n’avaient pas établi de lien suffisant entre son passé politique et une menace concrète pour le Canada, annulant ainsi son ordre de renvoi.
Ce revirement s’inscrit dans la continuité d’une décision antérieure, Mason c. Canada (2023), qui exigeait déjà la démonstration d’un « nexus » entre les actes antérieurs et les dangers potentiels. Toutefois, l’affaire Ali fusionne désormais les considérations humanitaires et sécuritaires dès le départ du processus, renversant la séquence qui permettait autrefois d’examiner le risque humanitaire seulement après avoir confirmé l’inadmissibilité.
C’est dans cette perspective que les auteures Sophie Milman et Sheryl Saperia, dans un texte d’opinion publié le 30 octobre 2025 dans le National Post, tirent la sonnette d’alarme. Elles estiment que cette jurisprudence risque de paralyser un système déjà surchargé et de compromettre la capacité du pays à se défendre contre les menaces étrangères. Elles rappellent qu’à ce jour, malgré l’interdiction de séjour visant les individus affiliés au régime iranien, une seule des 23 personnes identifiées a effectivement été expulsée du territoire.
Milman et Saperia notent que la nouvelle approche crée une brèche que certains pourraient exploiter. En invoquant la peur de persécutions, des individus liés à des régimes hostiles ou à des organisations terroristes pourraient obtenir le droit de demeurer au Canada. Elles font aussi un lien avec les conclusions de la commission Hogue sur les ingérences étrangères de la Chine, de la Russie et de l’Iran, avertissant que les mécanismes conçus pour protéger les victimes pourraient servir de refuge à des acteurs malveillants.
Les deux analystes soulignent que la décision remet en question un principe fondamental du droit de l’immigration : les actes passés demeurent le meilleur indicateur des comportements futurs. En exigeant la preuve d’une menace actuelle, les tribunaux, selon elles, affaiblissent la capacité du Parlement à exclure les individus dont le passé est déjà associé à des activités de subversion, de violence politique ou d’espionnage.
Pour illustrer le danger, Milman et Saperia évoquent un cas américain : celui de Mahmoud Amin Ya’qub al-Muhtadi, un Palestinien accusé d’avoir participé à l’attentat du 7 octobre 2023 contre Israël. Entré frauduleusement aux États-Unis, il n’a été découvert qu’un an plus tard. Les auteures se demandent si, dans le contexte juridique actuel, le Canada aurait encore la capacité d’expulser un individu semblable.
Elles concluent que ce n’est pas de la compassion, mais une forme de dysfonction déguisée en justice humanitaire. En rendant plus complexe l’expulsion de personnes jugées dangereuses, la Cour fédérale risque selon elles d’alimenter la méfiance du public et de fragiliser la sécurité du pays.



