Dans un paysage économique marqué par la délocalisation et la disparition progressive du savoir-faire manufacturier, certaines entreprises incarnent encore la persévérance d’un héritage national. Au moment où la plupart des marques canadiennes ont cédé à la production asiatique, une seule usine maintient vivante une tradition vieille de plus d’un siècle : celle du bâton de hockey en bois, emblème d’un sport devenu mythe fondateur au pays. C’est dans ce contexte que La Presse Canadienne rapporte qu’à Brantford, en Ontario, la dernière grande usine de bâtons de hockey du Canada — Roustan Hockey — continue de défier la mondialisation et les menaces de tarifs douaniers imposées par l’administration Trump. L’entreprise, dont les origines remontent aux années 1800, est aujourd’hui le dernier bastion nord-américain de la fabrication de bâtons en bois, symbole d’un patrimoine national à la fois industriel et culturel.
Un savoir-faire artisanal face à la tempête protectionniste
Le journaliste Kelvin Chan, pour l’Associated Press, décrit le quotidien des quinze employés de l’usine : protégés par des gants et des bouchons d’oreilles, ils manipulent le bois brut, le découpent, l’assemblent et le peignent selon des procédés à la fois mécaniques et manuels. Dans un marché désormais dominé par les bâtons composites, cette production presque artisanale apparaît comme un anachronisme vivant — mais aussi comme un acte de résistance économique.
Roustan Hockey fabrique chaque année environ 400 000 bâtons de hockey en bois sous les marques Christian, Northland et Sherwood, dont près d’un quart sont exportés vers les États-Unis. L’entreprise produit également des bâtons de hockey de rue à lame plastique et des bâtons de gardien à noyau de mousse.
Mais depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche et sa remise en question des accords de libre-échange, le climat est devenu instable. Le directeur général Bo Crawford confie que « le président peut changer d’avis d’une heure à l’autre », obligeant la petite équipe à s’adapter en permanence. Le propriétaire et PDG, Graeme Roustan, souligne que la récente suppression de l’exemption douanière pour les achats internationaux de moins de 800 $ US a introduit une nouvelle incertitude : même les petites commandes de quelques bâtons risquent désormais de subir des tarifs imprévisibles.
Tarifs imprévus et ralentissements à la frontière
Les exportations vers les États-Unis sont de plus en plus souvent retenues à la frontière pour inspection, rapporte La Presse Canadienne. Certaines cargaisons ont été frappées de tarifs imprévus, que les courtiers de l’entreprise ont dû faire annuler au cas par cas.
La situation est tout aussi complexe pour les autres produits : des jambières de gardien fabriquées dans une autre usine à Toronto ont été frappées d’une tarification surprise de 200 %, un problème que la direction tente toujours de résoudre. Ces exemples illustrent la fragilité du commerce transfrontalier et l’impact concret des politiques protectionnistes américaines sur les PME canadiennes.
Une industrie manufacturière en recul
Ce cas s’inscrit dans un contexte plus large de déclin manufacturier au Canada. La Presse Canadienne cite les données de Statistique Canada : l’économie s’est contractée de 1,6 % au deuxième trimestre, la première baisse depuis 2023 et la plus importante depuis la pandémie. Les exportations ont plongé de 7,5 %, tandis que 37 800 emplois manufacturiers ont disparu en un an.
Les économistes Stéfane Marion et Matthieu Arseneau de la Banque Nationale du Canada imputent ce recul à des années de sur-réglementation et d’absence de stratégie industrielle, aggravées par la montée du protectionnisme américain. Selon eux, « cet échec a érodé la base manufacturière du Canada et menace de le rendre marginal dans les chaînes d’approvisionnement mondiales ».
Héritage et symbole d’un pays
Fondée en 1847, bien avant la Confédération canadienne, l’entreprise — jadis un simple atelier agricole — est devenue un pilier de l’industrie du bâton de hockey au XXᵉ siècle, notamment durant les années 1970 et 1980, âge d’or où l’Ontario, le Québec et le Minnesota regorgeaient d’ateliers concurrents. Lorsque Graeme Roustan, homme d’affaires et ancien propriétaire du Hockey News, a racheté l’usine en 2019, elle n’était déjà plus qu’un vestige de cette époque.
Aujourd’hui, aucun joueur de la LNH n’utilise régulièrement un bâton en bois, note Chan. Les modèles composites, en fibre de carbone, dominent entièrement le marché — mais à un coût plus élevé. Dans un monde tourné vers la production de masse en Asie, Roustan Hockey survit grâce à la qualité et au caractère identitaire de ses produits.
« Il est essentiel qu’un pays conserve une base manufacturière pour les objets qu’il consomme », souligne Roustan. « Produire des bâtons de hockey ici, c’est contribuer à cette base industrielle, mais aussi préserver un héritage émotionnel : celui du jeu qui fait partie de notre identité. »



