La déclaration récente de Mark Carney selon laquelle « les valeurs islamiques sont les valeurs canadiennes » soulève une question fondamentale : peut-on assimiler les fondements de la tradition islamique à ceux du libéralisme politique qui sous-tend l’ordre canadien moderne? Une telle affirmation, bien que formulée dans un esprit de rassemblement et d’ouverture, mérite une analyse critique rigoureuse. Car derrière l’intention de rapprocher les communautés se cache peut-être une confusion entre tolérance culturelle et relativisme moral. Pour juger de la compatibilité entre les deux systèmes de valeurs, encore faut-il comprendre la structure profonde de l’islam comme religion, comme droit, et comme ordre social totalisant. Loin de se limiter aux cinq piliers souvent mis de l’avant dans une approche édulcorée, l’islam historique et doctrinal repose sur un entrelacement indissociable du spirituel, du politique et du juridique. Ce système, normatif et hiérarchisé, contraste radicalement avec les valeurs canadiennes fondées sur l’individu, la liberté, l’égalité et la séparation des pouvoirs.
Fondements de l’autorité islamique : une théologie légiférante
L’islam repose sur une architecture complexe d’autorités, à commencer par le Coran, considéré comme la parole incréée de Dieu révélée au prophète Mahomet. Mais ce texte, bien que central, ne suffit pas à lui seul à régir tous les aspects de la vie. Il est donc complété par la Sunna, c’est-à-dire l’ensemble des actes, des paroles et des approbations implicites du prophète, transmises par les hadiths, dont l’authenticité est évaluée selon des chaînes de transmission rigoureuses. Cette base double — Coran et Sunna — est ensuite interprétée par les juristes à travers deux mécanismes principaux : le consensus (ijma) et l’analogie (qiyas). Ce travail herméneutique produit un ensemble de règles appelé charia, qui s’applique à l’ensemble de la vie humaine : de l’hygiène aux contrats commerciaux, du droit matrimonial aux peines pénales. À cette structure s’ajoutent les fatwas, avis juridiques émis par des autorités religieuses, qui orientent le comportement des fidèles dans des contextes variés. On est donc loin d’une simple religion de foi intime : l’islam se présente comme un ordre total, articulé autour d’un droit divin censé être supérieur et immuable.
Les cinq piliers : seuil d’entrée ou masque d’un système?
Lorsqu’on présente l’islam au grand public, on insiste presque toujours sur les cinq piliers : la profession de foi, la prière, l’aumône, le jeûne du ramadan et le pèlerinage à La Mecque. Ces pratiques, bien que centrales dans la piété individuelle, ne rendent compte que d’une petite portion du système islamique. Elles sont l’équivalent d’un seuil d’entrée, d’une façade de piété visible, mais elles masquent une réalité juridique et politique beaucoup plus structurante. La charia, qui découle de l’interprétation des textes fondateurs, encadre de manière contraignante les rapports familiaux, les obligations commerciales, les règles successorales, les comportements sexuels, les peines corporelles, et même les attitudes sociales jugées impies ou subversives. Il ne s’agit pas d’un code moral privé, mais d’une législation censée être appliquée par l’autorité politique, avec des tribunaux islamiques, des juges religieux, et un appareil coercitif légitimé par la foi. Dès lors, présenter l’islam comme un ensemble de pratiques spirituelles déconnectées du pouvoir et du droit, c’est trahir sa nature même.
Une confusion des pouvoirs incompatible avec la tradition libérale
L’un des fondements du libéralisme politique moderne, hérité des Lumières, est la séparation des pouvoirs : le législatif, l’exécutif, le judiciaire et le religieux opèrent de manière distincte, garantissant un équilibre entre institutions et une limitation du pouvoir de l’État sur l’individu. L’islam, tel qu’il s’est historiquement constitué, ne connaît pas cette distinction. Le califat, dans sa forme classique, réunissait en une même figure l’autorité spirituelle, le pouvoir politique et le contrôle juridique. Le droit n’était pas produit par une assemblée élue mais interprété par des oulémas, des savants religieux, dont le rôle consistait à déduire la volonté divine à partir des textes. L’État n’était pas souverain au sens moderne : il agissait comme le bras séculier d’une loi divine, considérée comme supérieure à toute volonté humaine. Même dans les États contemporains à majorité musulmane qui ont adopté des constitutions modernes, cette confusion perdure souvent sous forme de tensions permanentes entre la charia et les institutions civiles, voire de clauses constitutionnelles affirmant la supériorité de l’islam sur tout le reste. Cette fusion des ordres normatifs laisse peu de place à la pluralité juridique, à la contestation rationnelle, ou à la dissidence individuelle — autant de valeurs au cœur du modèle canadien.
Une logique de soumission : Dieu, le chef, le mari
Le mot islam lui-même signifie « soumission ». Cette soumission, qui pourrait être interprétée dans une lecture mystique comme un abandon confiant à Dieu, prend dans les faits une dimension sociale et politique très marquée. Car cette relation verticale s’inscrit dans un réseau de hiérarchies terrestres : la femme doit obéissance à son mari, le croyant au chef de la communauté, la société entière à la loi divine. Le verset 4:34 du Coran, qui affirme la supériorité de l’homme sur la femme et légitime le recours à la violence conjugale dans certains cas, en est l’illustration la plus célèbre. L’individu, dans l’univers islamique classique, ne se définit pas par son autonomie rationnelle mais par son inscription dans un ordre communautaire, genré et hiérarchisé. Le libre arbitre, bien qu’évoqué par certains penseurs musulmans, est en pratique subordonné à l’obéissance : on est libre dans la mesure où l’on se conforme à la voie droite. Cette logique, fondée sur la déférence plutôt que sur l’émancipation, entre en conflit direct avec les principes fondamentaux du libéralisme canadien, qui valorise l’individu, la conscience privée, et l’égalité de tous devant la loi.
Jihad, altérité et conquête : une histoire longue
L’islam entretient avec l’altérité une relation complexe, souvent marquée par la conquête. Le concept de jihad, trop souvent réduit à une lutte intérieure ou spirituelle, a toujours inclus — dans ses formes classiques — la guerre armée contre les infidèles, considérée comme un devoir collectif (fard kifaya) ou individuel (fard ‘ayn) selon les circonstances. Le monde, dans la doctrine islamique classique, est divisé en deux sphères : le dar al-islam (la maison de l’islam, sous autorité musulmane) et le dar al-harb (la maison de la guerre, où l’islam n’a pas encore triomphé). Les conquêtes islamiques, depuis les premières décennies de l’Hégire, ont été menées dans cet esprit : contre Byzance, en Afrique du Nord, dans la péninsule ibérique, jusqu’aux portes de Tours, puis en Sicile, dans les Balkans, en Inde, en Perse, et jusqu’aux sièges de Vienne au XVIIe siècle. L’histoire de l’Europe est marquée par une série ininterrompue de conflits défensifs contre l’expansion islamique : croisades, reconquista, résistance hongroise, batailles navales de Lépante et de Malte. Il a fallu la domination coloniale, parfois brutale, pour désarmer certaines dynamiques guerrières et abolir des pratiques comme l’esclavage des Européens capturés sur les côtes méditerranéennes. Ces réalités historiques, bien que souvent occultées dans le discours contemporain, font partie intégrante de l’héritage islamique et doivent être connues pour juger de la compatibilité des systèmes de valeurs.
Conclusion : capitulations inversées et désarmement culturel
Ce que Mark Carney semble confondre, ce ne sont pas tant les valeurs, que leur mise à l’abri de toute critique sous prétexte de tolérance. Historiquement, dans l’Empire ottoman, les puissances chrétiennes bénéficiaient d’un régime d’exception appelé « capitulations », leur garantissant des privilèges légaux et fiscaux sur les territoires musulmans. Aujourd’hui, c’est l’Occident lui-même qui semble accorder à certaines idéologies religieuses une immunité de droit et de discours, au nom du multiculturalisme. Or, cette inversion place la culture libérale occidentale en position de faiblesse : elle tolère des systèmes normatifs qui ne la tolèrent pas en retour. Une société qui ne peut plus interroger les systèmes étrangers à elle-même finit par se désarmer culturellement. Il ne s’agit pas ici de rejeter les musulmans en tant qu’individus, ni de nier la pluralité interne de l’islam, mais de constater que ses structures doctrinales fondamentales ne sont pas neutres, ni spontanément compatibles avec l’idéal canadien fondé sur la liberté, l’égalité et la souveraineté populaire. À l’heure où la redéfinition des valeurs communes devient une urgence nationale, il est essentiel de nommer avec clarté les distinctions irréductibles.