Un récent article de Roger Pielke Jr., publié sur Substack, revient sur une étude majeure de Lopez et al. (2025) qui analyse l’évolution des scénarios énergétiques de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) depuis 1993. Cette étude met en lumière les écarts entre les prévisions de l’AIE et la réalité des tendances énergétiques mondiales, soulevant des questions cruciales sur la manière dont nous envisageons l’avenir énergétique et sur les conséquences politiques de ces erreurs.

Des scénarios irréalistes ayant influencé les politiques publiques

Roger Pielke Jr. rappelle que les scénarios élaborés par l’AIE ne sont ni des prédictions ni des prévisions, mais des tentatives de décrire des futurs plausibles ou souhaitables. Pourtant, ces projections ont influencé de nombreuses politiques énergétiques et climatiques à l’échelle mondiale, souvent en donnant une vision biaisée de l’évolution du marché énergétique.

L’étude de Lopez et al. distingue ainsi deux types de scénarios :

  • Les scénarios d’orientation : ils s’appuient sur les tendances et politiques en cours.
  • Les scénarios normatifs : ils modélisent un avenir conforme à des objectifs à long terme, comme l’Accord de Paris.

Cette distinction est essentielle, car elle illustre la différence entre une approche analytique, qui vise à comprendre les dynamiques réelles du marché énergétique, et une approche prescriptive, qui cherche à imposer une trajectoire conforme à des objectifs politiques ou idéologiques. En d’autres termes, les scénarios d’orientation sont guidés par l’observation des tendances existantes, tandis que les scénarios normatifs construisent un futur idéal sans nécessairement tenir compte des contraintes physiques, technologiques ou économiques.

L’usage des scénarios normatifs peut alors induire en erreur les décideurs, en leur faisant croire que certaines trajectoires sont non seulement souhaitables, mais également probables, alors même que leur faisabilité repose sur des hypothèses optimistes ou irréalistes. Ce glissement d’une approche analytique vers une approche idéalisée a eu pour conséquence des politiques énergétiques déconnectées des réalités industrielles et économiques, aboutissant parfois à des choix contre-productifs.

Une croissance de la demande sous-estimée, un pari risqué

Les données analysées montrent que les scénarios d’orientation de l’AIE ont relativement bien anticipé la croissance de la demande énergétique mondiale. En revanche, les scénarios normatifs, qui prévoyaient un plafonnement voire une diminution de la demande à partir de 2020, se sont révélés largement erronés. Cette inexactitude a induit en erreur les décideurs politiques en leur faisant croire que la transition énergétique pouvait se faire sans augmentation de la consommation d’énergie.

Projections de la demande énergétique selon les scénarios « d’orientation » (à gauche) et les scénarios « normatifs » (à droite).

Pielke Jr. critique ainsi l’idée implicite que la demande énergétique devrait stagner, une approche qu’il compare à un modèle de « décroissance » plutôt qu’à une stratégie favorisant l’abondance énergétique. Cette sous-estimation a conduit certaines nations à adopter des politiques de transition inadaptées, freinant leur développement économique tout en échouant à réduire réellement les émissions.

Des projections incohérentes sur le charbon : un virage idéologique

L’analyse de Lopez et al. met également en évidence l’évolution des scénarios de production électrique à partir du charbon. Dans les années 2006-2008, les modèles de l’AIE anticipaient une forte augmentation de l’utilisation du charbon, en phase avec les scénarios climatiques alarmistes du GIEC, comme le fameux RCP8.5. Cependant, dès 2010, l’AIE a revu ces projections à la baisse, reconnaissant implicitement que ces futurs extrêmes étaient improbables.

Les scénarios d’orientation de la production électrique par charbon se sont réajusté à de nombreuses reprises au cours du temps.

Selon Pielke Jr., cette correction rapide jette une lumière critique sur l’utilisation persistante de RCP8.5, qu’il qualifie de « scandale d’une ampleur gargantuesque » dans la recherche climatique. Il dénonce une manipulation des scénarios pour justifier des politiques énergétiques contraignantes, plutôt qu’un travail objectif visant à offrir une vision réaliste des défis à venir.

L’échec à anticiper le solaire et le nucléaire

L’étude met aussi en évidence deux écarts majeurs entre les scénarios de l’AIE et la réalité :

  • Le solaire photovoltaïque : Les scénarios normatifs ont systématiquement sous-estimé la croissance exponentielle du solaire, illustrant une incapacité à anticiper les avancées technologiques.
La croissance du photovoltaïque a largement dépassé les projections normatives.
  • Le nucléaire : À l’inverse, l’AIE a constamment prévu une expansion rapide du nucléaire qui ne s’est jamais concrétisée. Pielke Jr. suggère que l’AIE pourrait avoir simplement eu raison trop tôt, alors que des signes d’une « renaissance du nucléaire » commencent à apparaître aujourd’hui.
À l’inverse, la rapide croissance du nucléaire projetée dans les scénarios normatifs ne s’est jamais concrétisée.

Un besoin de réalisme face aux défis énergétiques

L’analyse de Lopez et al. souligne l’importance d’une évaluation continue des scénarios énergétiques et de corrections régulières. Contrairement aux scénarios du GIEC, mis à jour environ tous les dix ans, ceux de l’AIE sont ajustés annuellement, offrant un cadre plus adaptatif. Pourtant, cette flexibilité apparente n’a pas empêché des erreurs fondamentales de persister, influençant négativement les politiques de transition énergétique.

En parallèle, la méfiance croissante envers les institutions internationales, comme en témoigne le retrait des États-Unis de plusieurs organisations sous l’ère Trump, illustre la remise en cause d’un certain « mondialisme » perçu comme déconnecté des réalités économiques et industrielles. Les critiques de Pielke Jr. rejoignent cette tendance : il plaide pour une diversification des approches, intégrant davantage de scénarios exploratoires permettant d’imaginer des avenirs à la fois plausibles et innovants, sans agenda idéologique.

Remettre le pragmatisme au cœur des politiques énergétiques

Cette analyse critique des scénarios de l’AIE met en évidence des tendances claires : une tendance régulière à sous-estimer certaines révolutions technologiques, une correction tardive des hypothèses extrêmes et une rigidité dans les visions normatives. Pielke Jr. appelle à plus de réalisme et de pragmatisme, soulignant que les choix énergétiques doivent se baser sur des données fiables et non sur des projections erronées qui ont trop souvent servi d’alibi à des politiques inefficaces.

Alors que le monde fait face à des défis énergétiques majeurs, il devient impératif de revoir les méthodes de modélisation et de s’assurer que les décisions prises ne soient pas dictées par des scénarios irréalistes, mais bien par une compréhension rigoureuse des dynamiques énergétiques en cours.

Philippe Sauro-Cinq-Mars

Diplômé de science politique à l'Université Laval en 2017, Philippe Sauro Cinq-Mars a concentré ses recherches sur le post-modernisme, le populisme contemporain, la culture web et la géopolitique de l'énergie. Il est l'auteur du livre "Les imposteurs de la gauche québécoise", publié aux éditions Les Intouchables en 2018.

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