L’Amérique post-Kirk, Kimmel et la « cancel culture »

L’annulation de l’émission de Jimmy Kimmel (qui au final s’est avéré n’être qu’une suspension temporaire) a ravivé les inquiétudes sur l’atteinte à la liberté d’expression aux États-Unis. Plus précisément, l’événement a suscité des craintes chez les partisans Démocrates, et plus largement à gauche, alors que ce même camp a appelé à la censure des propos de droite depuis une décennie. Assistons-nous vraiment à un retour du balancier égal et proportionnel?

Depuis le milieu des années 2010, la « cancel culture » (qu’on peut traduire par culture de l’annulation) a frappé beaucoup d’individus qui désapprouvaient des idées progressistes. Il a été question d’événements perturbés ou annulés sur les campus universitaires, de bannissement des réseaux sociaux et même de perte d’emploi pour une multitude de motifs, dont le « mégenrage » de personnes trans ou la tenue de propos jugés « haineux » parce qu’ils dérogeaient au dogme de « la diversité et l’inclusion ». Une censure systématique réclamée par la gauche radicale, mais largement cautionnée par l’establishment Démocrate.

En 2020, cette censure s’est accentuée : la remise en question du récit officiel concernant la COVID et l’efficacité des injections à l’ARN messager a été vastement réprimée. Plus tard, c’est l’expression de doutes sur la légitimité du résultat de l’élection de 2020 qui entraînait la fermeture de chaînes YouTube.

Qu’il s’agisse de censure de propos contestant les valeurs progressistes, les mesures appliquées face à la COVID ou le résultat de l’élection de 2020, elle provenait toujours du même camp : celui qui dénonce la « cancel culture » maintenant, mais seulement parce qu’il s’en estime victime. Il faut souvenir que de ce côté-là, personne n’a condamné les bannissements de Tommy Robinson, d’Alex Jones ou du Dr. Robert Malone. Tout le monde s’est réjoui quand le compte Twitter de Donald Trump s’est fait suspendre, alors qu’il était encore président en fonction. À noter que Kamala Harris avait publiquement appelé au bannissement de Trump quelques années auparavant.

(« Soyons honnêtes, le compte Twitter de Donald Trump devrait être suspendu »)

Depuis l’assassinat politique de l’activiste Charlie Kirk, le camp gauche/Démocrate s’inquiète d’une « cancel culture » qui émane de la droite. La vague a commencé par cibler explicitement les personnes qui se sont réjouies publiquement du meurtre, mais s’est élargie à des critiques perçues comme insensibles ou minimisant la gravité de sa mort, incluant des commentaires sur la prétendue « haine » de Kirk. Dans le camp conservateur, on argue que de telles critiques, survenant dans le contexte immédiat de l’assassinat, équivalent à une justification de la violence politique.

On a entendu des appels à ce que des personnes soient licenciées pour leurs propos, mais toutes n’ont pas nécessairement entraîné de sanctions officielles. Le site « Charlie Kirk Data Foundation » sur lequel figurait une liste de milliers de personnes accusées d’avoir fait des commentaires critiques ou moqueurs après sa mort — a toutefois été supprimé au bout de quelques jours. De plus, apparaître sur cette liste ne veut pas dire qu’on a été sanctionné.

Le nombre exact de personnes licenciées pour des commentaires à propos de la mort de Charlie Kirk est difficile à évaluer. Les chiffres mélangent les personnes licenciées, placées en congé, suspendues, ainsi que les investigations en cours. Selon NPR, il s’agirait d’une trentaine de personnes aux États-Unis, tous cas confondus.

Quoi qu’on en pense, le camp progressiste goûte ici à un procédé qu’il a lui-même mis en place. Mais s’agit-il vraiment d’un contrecoup proportionnellement inverse?

Ces réactions conservatrices qualifiées de « cancel culture » par les médias de gauche sont justifiées comme émanant d’une « consequence culture » (culture des conséquences) par les figures de droite comme JD Vance ou Steve Bannon. On a pu lire des commentaires de ce type : « Vous n’êtes pas annulés pour de simples opinions, mais pour célébrer un assassinat politique ».

Le Premier Amendement protège les propos haineux, faute de catégorie juridique les proscrivant en tant que tels, mais il ne protège pas l’incitation explicite au meurtre. Par exemple, dire « Charlie Kirk était un nazi et sa mort est une bonne chose » est offensant, mais reste protégé. Un commentaire comme « 1 down, more to go » (un de moins, d’autres à abattre) pourrait être interprété comme une incitation implicite à commettre de nouveaux meurtres, surtout dans un contexte où il y a une réelle probabilité que d’autres passages à l’acte se produisent. Nombre de commentaires suite à la mort de Charlie Kirk se situent sur cette ligne poreuse.

Dans un contexte où le risque de guerre civile est considéré de plus en plus sérieusement, la célébration et la justification d’un assassinat politique est objectivement plus grave que de douter de l’efficacité des injections COVID, de condamner la discrimination positive ou de ne pas employer le bon pronom pour s’adresser à une personne transgenre (même si elle tombe sous la protection du Premier Amendement). À noter que personne n’a été banni des réseaux sociaux pour ses réactions au meurtre de Charlie Kirk. X a résisté aux pressions pour des bannissements permanents. C’est tout un contraste par rapport aux dizaines de milliers de comptes suspendus sous l’ancienne administration de Twitter et aux 10,000 chaînes YouTube supprimées dans le cadre de la répression contre la « désinformation » concernant la COVID ou l’élection de 2020.

Jimmy Kimmel a été suspendu par ABC après avoir présenté le tireur de Charlie Kirk comme appartenant au camp MAGA, une affirmation non vérifiée et contraire au récit officiel. Pour le camp Démocrate et pour la classe médiatique et artistique qui le soutient, le retrait initialement indéfini de l’émission Jimmy Kimmel Live! constitue un cas flagrant de censure imposée par l’administration Trump au moyen de pressions réglementaires abusives, illustrant un autoritarisme qui menace la liberté d’expression. Cependant, le Premier Amendement limite l’action du gouvernement, pas celle d’une entreprise privée. ABC, comme diffuseur, dispose d’un droit éditorial sur son antenne. Suite à l’annonce du retour en ondes de Kimmel, Trump a diffusé un message que certains ont perçu comme une pression implicite sur ABC, équivalant à une forme de censure indirecte par intimidation. Cette sortie s’inscrit toutefois davantage dans la série de ripostes irrévérencieuses visant ses détracteurs auxquelles Trump nous a habitués, avec toute l’exagération rhétorique dont il est capable.

En désignant Donald Trump et ses partisans comme des fascistes en puissance, les médias de l’establishment et les propagandistes de la classe artistique (dont Kimmel) ont encouragé la division et alimenté un climat acrimonieux. Des accusations aussi préjudiciables peuvent amener des individus à commettre des actes de violence politique. La mort constitue l’annulation ultime. On ne peut pas faire abstraction de cette réalité quand on analyse la réaction de la droite suite à la mort de Charlie Kirk. C’est l’assassinat politique le plus traumatique à survenir aux États-Unis depuis ceux qui ont marqués les années 60.

Cette « culture de la conséquence » (telle que désignée par certains conservateurs) n’est pas une réciproque inversée de la « culture de l’annulation » qui sévit depuis 10 ans. Elle répond à des propos glorifiant ou banalisant la violence, ce qui la rend plus compréhensible et légitime. Cela dit, la droite gagnera à ne pas s’engager sur ce terrain. Les réactions suivant l’assassinat de Kirk s’expliquent, mais à long terme, mieux vaut qu’elle demeure le camp qui défend haut et fort la liberté d’expression et continue à protéger les propos divergents – tant qu’ils ne sont pas criminels. Cela étant, la droite doit mettre en lumière l’hypocrisie du camp progressiste, qui s’intéresse seulement à la liberté d’expression quand la sienne lui paraît menacée, mais qui se complait à brimer celle de ses adversaires.

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