Kevin Brosseau livre une confession rare pour un haut fonctionnaire : il n’avait pas pris la pleine mesure du désastre que représente la crise du fentanyl avant d’accepter son poste. « J’ai vraiment sous-estimé la portée et la gravité de la situation », admet-il. C’est ce que rapporte la journaliste Alexandra Posadzki qui travaille pour The Globe and Mail. Après plus de vingt ans passés à la Gendarmerie royale du Canada, dont un mandat comme sous-commissaire, il s’était éloigné du terrain depuis 2016. « Une décennie avait passé, et j’avais perdu de vue l’ampleur des ravages qu’avaient causés le fentanyl et les opioïdes de synthèse », reconnaît-il.
Lorsqu’il a été nommé en février 2025, peu après que Donald Trump eut décrété que les flux de drogues illicites en provenance du Canada constituaient une “menace extraordinaire”, Brosseau croyait surtout devoir apaiser les tensions diplomatiques avec Washington. Mais au fil des mois, il a découvert que la crise dépassait de loin le cadre politique : elle s’enracine dans la désintégration sociale de nombreuses communautés canadiennes.
À mesure qu’il s’est rendu sur le terrain – dans des villes de l’Ouest frappées par des centaines de surdoses, ou dans des communautés autochtones où la consommation explose – Brosseau dit avoir été “profondément marqué” par ce qu’il a vu. Il parle d’un « fléau social multiforme », alimenté par la pauvreté, la dépendance, et des réseaux criminels d’une sophistication qu’il n’imaginait pas.
« Je n’avais pas réalisé à quel point les organisations criminelles derrière le fentanyl sont mondialisées », explique-t-il à The Globe and Mail. « Ce n’est pas une économie de rue locale, c’est une industrie transnationale, où chaque transfert d’argent laisse une trace numérique. »
C’est cette complexité financière qui a poussé Brosseau à s’entourer d’experts en blanchiment d’argent du FinTRAC et du ministère de la Sécurité publique. Il voit désormais dans les circuits financiers “le talon d’Achille” des trafiquants. Son approche repose sur un constat : frapper les flux d’argent, c’est perturber toute la chaîne d’approvisionnement.
Sous sa direction, Ottawa a aussi durci la législation sur les crimes financiers : renforcement des contrôles frontaliers, hausse des amendes, et création d’une nouvelle agence fédérale spécialisée dans la criminalité financière, comme l’a annoncé le ministre François-Philippe Champagne.
Mais malgré ces avancées, Brosseau reconnaît que la lutte sera longue. « On ne rattrape pas dix ans de négligence en quelques mois », concède-t-il. Pour lui, la première étape est de briser les silos entre la santé publique et les forces de l’ordre : « J’ai mis dans la même salle des chefs de police et des médecins-chefs. Parce que le fentanyl ne connaît pas de frontières institutionnelles. »
Aujourd’hui, celui qui pensait surtout “coordonner” la lutte se retrouve au cœur d’une guerre sanitaire et sociale. « Fentanyl est un mot que tout le monde comprend, dit-il. Les parents, les juges, les policiers. C’est un catalyseur d’action, et il était temps que je le comprenne moi aussi. »



