Quelques mois après que Catherine Dorion ait réglé ses comptes contre Gabriel Nadeau-Dubois et les fonctionnements internes de Québec Solidaire dans son livre « Les têtes Brûlés », c’est maintenant au tour de la co-porte-parole Émilise Lessard-Therien de démissionner de son poste de co-porte-parole de Québec Solidaire et d’écorcher son leadership au passage dans une publication sur Facebook. Le fait que des tensions peuvent émerger entre deux « chefs » au sein d’un même parti ne surprend probablement personne, mais Lessard-Therien était fraîchement élue et son départ en dit long sur ce qui se passe chez les solidaires en 2024.

Noyautage et claquage de porte

D’abord, cette démission révèle à quel point il doit être difficile de partager un leadership, particulièrement avec quelqu’un d’aussi bien implanté que Gabriel Nadeau-Dubois. Quoi qu’on pense de ce dernier, il en a fait du chemin depuis le printemps érable et semble prendre l’exercice parlementaire au sérieux, ce qui, apparemment, froisse certains idéalistes au sein du parti. C’est en tout cas comme ça que Catherine Dorion le présentait dans son livre.

Ce relatif pragmatisme de la part de GND semble avoir payé ces dernières années chez Québec Solidaire, et on peut penser qu’avec le départ de Manon Massé, son influence s’est raffermie encore davantage sur le parti. Il sera donc de plus en plus difficile pour les prochains co-porte-parole de s’imposer face au « noyautage » du parti par Nadeau-Dubois, ou en tout cas, de rétablir un certain équilibre entre les deux porte-parole.

Mais surtout, ce nouveau départ représente une grosse défaite pour Québec solidaire qui cherchait à gagner la confiance des régions, dont Émilise était une représentante.

Stagnation dans l’électorat

Alors que Catherine Dorion représentait exactement le public cible de QS ; c’est-à-dire la jeunesse urbaine, artistique et engagée, Émilise Lessard-Therien représentait en quelque sorte un visage rural de la gauche québécoise. Elle était la première députée élue en dehors d’un grand centre, dans sa circonscription de Rouyn-Noranda-Témiscamingue, et avait été remarquée notamment en raison de son goût pour la chasse, qui brisait un peu le stéréotype de la bobo vegan et urbaine.

Mais les raisons évoquées pour son départ ressemblent néanmoins beaucoup à celles évoquées par Dorion. On dénote un très fort idéalisme se heurtant à la froide réalité de la vie parlementaire ou au sein d’un parti, et l’usage de formulations quasi poétiques frôle le romantisme politique qui se morfond dans la mélancolie :

« Au milieu de mes nombreuses nouvelles fonctions comme porte-parole féminine de Québec solidaire, j’ai cherché un petit espace sauvage pour semer de nouvelles idées, tenter l’incalculable, le risque. Essayer d’insuffler un nouveau souffle au parti, ou enfin, un souffle qu’il possédait avant. Y faire entrer l’air frais du pays, qui sent bon l’épinette, la terre mouillée et la brise salée du fleuve. Mais je me suis vite aperçue que le train était déjà bien en marche. »

Ainsi, l’effort de la part de Gabriel Nadeau-Dubois pour normaliser le parti et en faire un parti « respectable » dans le cadre parlementaire se heurte à cet idéalisme débordant des figures montantes. Mais d’un autre côté, en consolidant sa position, GND représente aussi la gauche urbaine Montréalaise et ses lignes idéologiques que beaucoup trouvent trop radicales, ce qui le prive d’une majorité de l’électorat Québécois. Il est dans une impasse.

Le parti stagne à Montréal. Son wokisme décomplexé restreint son public cible aux zones urbaines et aux jeunes. GND avait besoin de cette « voix pour les régions » afin de sortir de cette stagnation, mais il l’a désormais perdu.

Quelle pertinence pour deux porte-paroles?

Maintenant, ce départ met en lumière une autre évidence : l’absurdité de nommer deux « porte-paroles » pour diriger un parti.

D’abord, le concept de porte-parole ne fait pas vraiment de sens. On dit que c’est parce qu’ils ne sont que les porte-voix des assemblées de membres et non pas des « chefs » de parti, mais si tel était le cas, un seul porte-parole suffirait, puisqu’il ne ferait que relayer de l’information et non pas exprimer ses opinions personnelles.

C’est bien parce qu’ils disposent de suffisamment de pouvoir discrétionnaire qu’on juge nécessaire de venir balancer le pouvoir d’un seul, non? Alors en ce sens, ils ne sont pas réellement des « porte-paroles », mais de simples chefs se partageant le leadership. (À moins qu’on sous-entende que les femmes et les hommes sont si différents qu’ils s’avèrent incapables de relayer un message sans l’interpréter différemment, ce qui est ironique pour un parti féministe…)

Ensuite, le concept de co-porte-paroles à la tête d’un parti pouvait donner l’impression de fonctionner lorsque maintenu en place par l’idéalisme de ses membres fondateurs – comme au temps de Françoise David et Amir Khadir -, mais plus on s’éloigne d’eux dans le temps, plus le réalisme reprend ses droits et dévoile l’énorme farce qu’est le fait d’avoir deux chefs au sein d’un même parti.

Il n’y a rien de patriarcal ou d’autoritaire à élire un seul chef et maintenir une ligne de parti ; c’est une dynamique essentielle pour trancher les enjeux et offrir une position claire et un minimum de prévisibilité pour les électeurs.

Et lorsque le pouvoir doit à tout prix être partagé, on priorise habituellement les triumvirats, permettant à la limite de voter sur des questions, l’un des trois chefs pouvant trancher pour les deux autres au besoin.

Ça semble anondin, mais la naïveté de QS au sujet de mécaniques aussi basiques de la politique en dit long sur leur capacité à gouverner.

Plus Québec Solidaire cherchera à se normaliser pour un large électorat, plus les tensions émergeant de ce fonctionnement à deux chefs se feront sentir. Il va devenir de plus en plus difficile de maintenir une ligne de parti cohérente.

S’ils s’obstinent à maintenir cette idée farfelue de leadership masculin et féminin, ils se condamnent à rester dans les marges du pouvoir et passer des années à tenter de réparer des dissensions internes et des confusions dans leurs communications publiques.

Philippe Sauro-Cinq-Mars

Diplômé de science politique à l'Université Laval en 2017, Philippe Sauro Cinq-Mars a concentré ses recherches sur le post-modernisme, le populisme contemporain, la culture web et la géopolitique de l'énergie. Il est l'auteur du livre "Les imposteurs de la gauche québécoise", publié aux éditions Les Intouchables en 2018.

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