Quand l’IA dévore l’électricité : la ruée vers le nucléaire et l’avenir énergétique du Québec

Le développement fulgurant de l’intelligence artificielle, loin de n’être qu’un phénomène algorithmique ou économique, repose désormais sur une ressource bien matérielle : l’énergie. Comme le rapporte Matt Ott dans un article de l’Associated Press publié par The Globe and Mail, le géant Meta (maison mère de Facebook) vient de signer une entente de 20 ans avec une centrale nucléaire de l’Illinois pour sécuriser l’approvisionnement énergétique de ses centres de données. Derrière cet accord, c’est toute la géopolitique énergétique des décennies à venir qui se redessine.

L’IA, ogre énergétique

À mesure que l’intelligence artificielle s’impose comme moteur d’innovation et d’optimisation industrielle, ses besoins énergétiques explosent. Chaque requête à ChatGPT, chaque image générée, chaque conversation simulée dans le métavers réclame une puissance de calcul titanesque. Cette puissance, à son tour, exige une alimentation énergétique stable, continue, et de préférence décarbonée — du moins sur le papier.

Matt Ott explique que Meta, à l’instar d’autres géants technologiques, anticipe ces besoins colossaux en nouant des ententes directes avec les fournisseurs d’énergie. L’accord avec la centrale nucléaire de Clinton (Illinois), détenue par Constellation Energy, permettra à celle-ci d’accroître sa production de 30 mégawatts. Ce surplus, bien que modeste à l’échelle planétaire, pourrait alimenter une ville de 30 000 habitants pendant un an. Signe des temps : la centrale, autrefois déficitaire, avait été sauvée in extremis en 2017 par un programme de crédits pour énergie zéro émission. Dès 2027, ces subventions étatiques expireront, mais Meta prendra le relais… sans passer par le réseau public.

Ce modèle d’intégration verticale — où une entreprise achète ou finance directement sa propre production électrique — illustre bien le changement de paradigme. Il ne s’agit plus de consommer passivement de l’énergie, mais de la contrôler, voire de la produire. Et surtout, de la rendre compatible avec les engagements « carboneutres » que les multinationales affichent à coups de communiqués triomphants.

Nucléaire : retour en grâce

La ruée vers le nucléaire n’est pas une lubie isolée. Comme le rappelle Ott, Amazon, Google et Microsoft ont tous investi récemment dans des technologies nucléaires avancées — dont les petits réacteurs modulaires (PRM). Même la tristement célèbre centrale de Three Mile Island, site du pire accident nucléaire commercial américain en 1979, pourrait renaître sous l’impulsion de Microsoft.

La logique est claire : seule une source d’énergie stable, puissante et non intermittente peut garantir l’alimentation de centres de données fonctionnant 24/7. L’éolien et le solaire, malgré leur attrait médiatique, souffrent de limites physiques que le stockage par batteries ne compense pas encore à grande échelle. En comparaison, un réacteur nucléaire, surtout de nouvelle génération, peut offrir une autonomie énergétique continue et localisée — un avantage stratégique dans un contexte de rareté croissante.

Et les États suivent. En 2023 seulement, 25 états américains ont adopté des lois favorables au nucléaire, tandis que plus de 200 projets législatifs pro-nucléaires ont été déposés en 2024. Le gouvernement Biden vise une multiplication par quatre de la capacité nucléaire d’ici 2050 — objectif ambitieux, mais révélateur d’un basculement idéologique.

Diversification énergétique : vers une autonomie distribuée

Dans ce contexte d’appétit insatiable pour l’énergie, les modèles énergétiques traditionnels doivent évoluer. Et le Québec commence, lui aussi, à s’ajuster. À défaut d’un parc nucléaire — que la province a volontairement mis hors service depuis la fermeture de Gentilly-2 en 2012 — le gouvernement Legault a adopté en 2024 un cadre législatif novateur avec le projet de loi 69. Celui-ci autorise désormais, sous certaines conditions, des producteurs privés à construire de petites centrales (jusqu’à 100 mégawatts) et à vendre directement leur électricité à des entreprises ou à des consommateurs situés à proximité.

C’est un changement de culture notable pour une société où l’électricité est historiquement considérée comme un bien nationalisé et centralisé. Mais il ne s’agit pas d’une privatisation sauvage : la production reste encadrée, soumise à autorisation, et destinée à répondre à des besoins spécifiques, souvent industriels ou technologiques. L’objectif est simple : accroître la résilience du réseau québécois, éviter la saturation d’Hydro-Québec et permettre à certains secteurs stratégiques — dont l’IA — de bénéficier d’un accès sécurisé et local à l’électricité.

Dans ce cadre, on peut légitimement tracer un parallèle avec ce que font les géants américains de la tech. Là où Meta conclut des accords directs avec des centrales nucléaires pour ses centres de données, le Québec offre à ses entreprises la possibilité de s’associer avec des petits producteurs pour couvrir leurs besoins spécifiques. C’est une manière moderne, souple et potentiellement vertueuse de répondre à la croissance énergétique liée à la révolution numérique, sans compromettre l’intégrité du modèle public québécois.

Le Québec à la croisée des chemins énergétiques

Ce tournant intervient à un moment critique. Les surplus énergétiques dont le Québec bénéficiait depuis des décennies s’évaporent rapidement. Les grands projets industriels — batteries, hydrogène vert, serres, électrification des transports — absorbent déjà d’énormes volumes d’électricité. Et à l’horizon, les centres de données, les industries du calcul intensif et les applications d’intelligence artificielle promettent de creuser encore la demande.

Dans ce contexte, la capacité du Québec à se maintenir comme un acteur attractif dépendra de sa souplesse réglementaire autant que de sa vision industrielle. Si Hydro-Québec demeure un pilier essentiel de l’approvisionnement, elle ne peut plus être seule à porter la charge. Le gouvernement l’a compris, en ouvrant des brèches ciblées à la production privée, sans renier les principes fondateurs du modèle québécois. La loi 69 crée ainsi une troisième voie : ni monopole rigide, ni déréglementation chaotique.

L’enjeu est aussi territorial. Une production décentralisée, proche des lieux de consommation, permet non seulement de réduire les pertes sur les lignes de transport, mais aussi de revitaliser certaines régions, en donnant un levier économique à des MRC ou coopératives locales. Cela rejoint l’esprit même de la Révolution tranquille : mettre l’énergie au service du développement collectif.

L’énergie, avantage comparatif du XXIe siècle

Le reportage de Matt Ott met en lumière une vérité que peu de dirigeants osaient formuler il y a encore dix ans : dans l’économie numérique, l’énergie devient une infrastructure aussi stratégique que les routes ou les câbles internet. Sans elle, l’IA reste théorique. Avec elle, elle devient un levier de puissance.

Le Québec est bien positionné pour tirer profit de cette réalité. Son électricité est verte, stable, et historiquement peu coûteuse. Mais cet avantage n’est pas éternel. Il faut le protéger, le renouveler et surtout l’adapter. En ouvrant la porte à des ententes locales entre producteurs et entreprises, en soutenant l’innovation technologique, et en maintenant l’équilibre entre contrôle public et efficacité économique, le Québec peut demeurer un chef de file énergétique… même sans nucléaire.

L’avenir appartient à ceux qui sauront conjuguer souveraineté énergétique, transition écologique et stratégie numérique. En ce sens, la convergence des leçons tirées du modèle Meta-Constitution et de l’adaptation québécoise pourrait bien offrir une voie d’avenir à ceux qui veulent rester compétitifs dans un monde où l’intelligence n’est plus seulement artificielle… mais aussi électrifiée.

Philippe Sauro-Cinq-Mars

Diplômé de science politique à l'Université Laval en 2017, Philippe Sauro Cinq-Mars a concentré ses recherches sur le post-modernisme, le populisme contemporain, la culture web et la géopolitique de l'énergie. Il est l'auteur du livre "Les imposteurs de la gauche québécoise", publié aux éditions Les Intouchables en 2018.

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