Les lois C-11 et C-18 sont des « lois de censure » selon plusieurs intervenants d’un panel qui était réuni à Ottawa la semaine dernière pour la conférence de Canada Strong and Free.

Une loi de censure

Parmi ceux-ci, Leo Housakos, l’un des sénateurs ayant étudié le projet de loi C-11 avant qu’il soit amendé et renvoyé à la chambre des communes, était sans détour : « C’est une loi de censure ». Sous couvert de vouloir contrer la désinformation en ligne, le projet de loi donnerait beaucoup trop de pouvoir au gouvernement canadien et permettrait de sérieuses dérives.

En effet, le projet de loi C-11, qui vise à soumettre les plateformes web aux normes du CRTC et va même jusqu’à s’ingérer dans leurs procédés algorithmiques, a été fortement critiqué dans les derniers mois par un large éventail d’organisations et de particuliers inquiets. Politiciens, entreprises du web, influenceurs, simples citoyens ; tous semblent s’entendre que la loi aura pour résultat de ruiner l’écosystème du web, d’avantager les grands médias au détriment des petits créateurs et d’augmenter les risques de censure directe ou indirecte.

Ainsi, pour Housakos, la chose semble extrêmement claire, le gouvernement Trudeau ne chercherait pas à mettre en place cette loi pour contrer la désinformation en ligne ou assurer la visibilité du Canada sur le web, mais bien pour exercer un contrôle total sur internet. C’est pourquoi le Sénat a fortement amendé le projet de loi plus tôt cette année afin de s’assurer que le contenu créé par les usagers (c’est-à-dire les particuliers qui publient sur leurs comptes personnels, mais aussi les influenceurs et les petites organisations) soient exemptés de cette réglementation. Le projet de loi est toujours en chambre et attend encore d’être adopté après plus d’un mois, mais les libéraux ont déjà affirmé qu’ils n’accepteraient pas ces amendements du Sénat.

Une attaque au mode de vie des jeunes

Le sénateur a aussi beaucoup insisté sur le fait que les millénaux et les jeunes en général sont les principaux opposants à cette loi. Il s’est dit impressionné à quel point la chose les tenait à cœur, contrairement à une relative indifférence dans la population plus âgée. Selon lui, cela tiendrait du fait que pour les jeunes, c’est carrément leur mode de vie qui est attaqué. Toute la culture qu’ils consomment est majoritairement en ligne, et constituée de milliers de petits créateurs dont ils suivent le parcours d’une manière plus intime que ne l’offrait les plateaux de télévision. Ils sont donc plus conscients des risque qu’encourent leurs créateurs préférés et le web en général en cas d’ingérence gouvernementale.

Il a aussi souligné avec humour à quel point ses enfants semblaient désormais plus informés que lui, n’étant pas limité par les horaires stricts de la télé ou des journaux: « Le soir, alors que j’attends les nouvelles de 21h, mes enfants m’ont déjà informé de tout ce qui s’était passé dans la journée! »

On sent donc une grande admiration et une grande empathie du sénateur pour cette nouvelle culture en émergence où les plateformes offrent à n’importe qui l’occasion de produire du contenu et d’être entendu. Selon lui, l’État n’a pas à tenter de sauver artificiellement les grands médias : s’ils souffrent à l’ère des médias sociaux, c’est parce que leur modèle d’affaire est périmé.

C’est d’ailleurs pourquoi en ce qui a trait à la loi C-18, qui vise à forcer les plateformes web à transférer une partie de leurs revenus publicitaires aux médias reconnus par le gouvernement, le sénateur a imagé avec ironie que ce serait l’équivalent de demander à un restaurant de payer le taxi que ses clients ont pris pour se présenter sur place. En effet, les grands médias présentent la chose comme si Google et Facebook profiteraient de leur contenu en s’appropriant les revenus publicitaires, or ce sont les plateformes web qui offrent de la visibilité aux grands médias, non l’inverse.

Un risque énorme de dérives gouvernementales

Parmi les autres panélistes, Rizwan Mohammad, du Conseil national des musulmans canadiens (NCCM), avait une perspective particulière sur la question. Considérant que les enjeux de discours haineux touchent particulièrement sa communauté, il affirme de manière un peu contre-intuitive s’opposer à ces lois et préférer encourager les contre-discours plutôt que la censure. Selon lui, même si les discours haineux sont déplorables, il ne faudrait pas pour autant sacrifier la liberté d’expression ; il faut donc former les gens à contrer cette haine de manière constructive.

Aaron Gunn, pour sa part, s’inquiète des possibles dérives gouvernementales que permet une telle loi et rappelle à quel point la situation sociale et politique d’un pays peu changer rapidement. Faisant un lien avec les mesures sanitaires et le gel des comptes en banque de camionneurs impliqué dans le Convoi de la liberté, et rappelant à quel point ce niveau de contrôle lui aurait semblé farfelu il n’y a que quelques années, il invite les gens à ne rien tenir pour acquis et considérer le danger que ce contrôle gouvernemental du web peut représenter. Pour imager son propos, il affirme qu’aujourd’hui, « ils s’attaquent au discours haineux, ensuite, ce seront les discours insultants, et ensuite, les discours dérangeants… »

Pour conclure, Rachel Curran, porte-parole de Meta (Facebook) au Canada était présente pour, elle aussi, dénoncer ces lois intrusives. Outre des arguments semblables aux autres panélistes, sa position d’initié au sein de cette plateforme web incontournable lui permit de quantifier plus justement ce que représenterait la charge de travail pour le CRTC. Selon elle, l’organisme de régulation n’a tout simplement pas les moyens de réglementer la masse absolument incroyable de contenu qui se trouve sur le web. C’est tout simplement impossible. Aussi, Facebook n’a aucune intention de se plier à cette loi et, comme Google, ont commencé à tester des manières de la contourner, la principale étant de ne plus offrir de plateforme aux grands médias. Pour la compagnie, qui vit seulement de revenus publicitaires, ces intrusions du gouvernement Trudeau dans ses affaires créeraient un précédent inacceptable et ruinerait son modèle d’affaire, alors il serait plus aisé de simplement bloquer le contenu d’actualité et les médias canadiens. Pis encore, selon elle, les petits créateurs, loin d’être épargnés, seraient les premiers touchés.

Philippe Sauro-Cinq-Mars

Diplômé de science politique à l'Université Laval en 2017, Philippe Sauro Cinq-Mars a concentré ses recherches sur le post-modernisme, le populisme contemporain, la culture web et la géopolitique de l'énergie. Il est l'auteur du livre "Les imposteurs de la gauche québécoise", publié aux éditions Les Intouchables en 2018.

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