Depuis quelque mois, le mot est devenu incontournable au Québec : « woke » – ou « éveillé » en anglais – est utilisé dans tous les débats politiques ou culturels soit pour décrire l’extrême-gauche, ou bien pour se moquer du terme jugé caricatural. Qu’en est-il vraiment? « Woke » n’est-il qu’une étiquette, qu’une raillerie, ou bien un courant politique réel que l’on pourrait qualifier de « wokisme »? Analyse.
Le terme woke, dans le sens d’être « éveillé » face au monde et à ses injustices, est utilisé dans les milieux militants américains depuis déjà quelques décennies, mais c’est entre 2012 et aujourd’hui qu’il a pris un nouveau sens et une expansion massive dans le langage courant[1]. Désormais, le mot n’est plus simplement un vague état d’esprit, mais un concept, une identité politique identifiable et associée aux mouvements pour la « justice sociale », aux « anti-racistes » et aux militants « intersectionnels » LGBTQ qui semblent se généraliser dans le champ gauche.
Ainsi, en apparence, le terme n’est qu’un mot fourre-tout pour désigner une constellation de mouvances de gauche qui n’ont pas réellement de liens entre-elles. Une simple manière de caricaturer et railler la gauche ou plus spécifiquement sa frange extrême et ses lubies étranges.
Cela dit, le terme n’est pas qu’une étiquette grossière ; il sert à définir un phénomène bien réel qui était déjà identifié par les universitaires, un nouveau paradigme de pensée dans la société occidentale dont découlent toutes les mouvances qualifiées de « woke » : le post-modernisme.
Postmodernité ; un simple constat
D’abord, le post-modernisme – une idéologie, dû au suffixe « isme » – découle de la postmodernité, qui n’est pour sa part qu’un constat.
Certains historiens, sociologues et politologues émettent donc la théorie que nous aurions quitté l’époque de la modernité – qui avait commencé à la fin du XVIIe siècle avec les révolutions libérales et les révolutions industrielles – autour des années 1960-1970 et que nous serions entrés dans cette période transitoire, cette fin d’époque et début d’une autre dont le nom tarde à venir et qu’on se limite à qualifier de post-modernité, autrement dit, d’après-modernité.
Michel Maffesoli explique ce changement d’époque par trois grands piliers qui auraient changé autour de cette période[2]. Si la modernité pouvait être définie par le rationalisme, le progressisme et l’individualisme, la post-modernité, pour sa part, renouerait avec l’émotionnel, le temps présent et la communauté.
En effet, l’esprit rationnel, cartésien et calculateur, qui a fait les heures de gloire du triomphe technique et scientifique de l’Occident, est désormais vu comme froid, aliénant et insensible. Une recherche de sens ravive ainsi l’attrait pour les réalités subjectives et les exceptionnalismes ; le concept de vérités universelles s’affadit et laisse place à une posture plus empathique, plus compassionnelle, au risque d’aller à l’encontre de la raison.
Là où la modernité était un progressisme pur, une constante projection vers l’avant, vers un futur toujours meilleur, toujours en croissance, la post-modernité renoue avec le temps présent et l’importance des petits moments. C’est le fameux « Carpe Diem » popularisé par le film « La société des poètes disparus ». Et avec les enjeux environnementaux, la société postmoderne prône littéralement la décroissance ou en tout cas affiche un clair scepticisme face à la croissance infinie qui prévalait dans le progressisme classique.
Enfin, si la modernité était l’époque de l’individualisme et des droits universels, imposés à tous pour le bien de tous, la post modernité renoue avec le tribalisme et les communautés concurrentes. La solidarité communautaire l’emporte désormais sur les droits individuels ; on fait la promotion de l’exceptionnalisme et de la relativité des lois sur les différentes communautés et on juge l’individualisme moderne comme trop égocentrique. Les postmodernes doivent désormais faire allégeance au groupe, là où l’individualisme moderne les en libérait.
Post-modernisme ; une « sociologie de combat »
Mais ces renversements idéologiques ne sont à ce stade que des constats, des caractéristiques observables de notre époque, pas des mouvements politiques avec un agenda. Tout comme le caractère multiculturel du Canada – qui n’est qu’un constat irréfutable – se distingue du multiculturalisme, qui est une idéologie militante et une politique publique, il faut distinguer « postmodernité » et « post-modernisme ».
Le post-modernisme, embrasse le changement paradigmatique, le justifie et cherche à l’accentuer dans une dynamique militante, au mépris de l’époque antérieure qui existe pourtant encore.
Ce courant de pensée naît donc essentiellement comme un phénomène académique autour des années 1960-1970 sous la plume de sociologues comme Jacques Derrida ou Pierre Bourdieu qui s’intéressent au concept de « construits sociaux », c’est-à-dire de réalités prises pour acquises qui ne sont en fait que le résultat d’un conditionnement social collectif. On cherche donc à « déconstruire » les conventions sociales existantes par l’écrit, par des analyses sociologiques, pour envisager un monde différent.
Bourdieu, loin de cacher ce côté militant, ira jusqu’à dire que la sociologie est « un sport de combat », ce qui démontre assez clairement le glissement de la sociologie de l’époque de l’analytique au normatif…
C’est cette perspective « déconstructiviste » qui pousse alors une nouvelle génération de sociologues à disséquer la civilisation occidentale, qui, étant dominante sur terre, impose ses construits sociaux. Des enjeux féministes aux débats sur le colonialisme en passant par l’identité sexuelle et l’orientation, tout est passé au crible, tout est déconstruit et offert à l’interprétation subjective. Les talons hauts auraient été créés pour contraindre les femmes et les empêcher de courir, la méritocratie serait un outil de la domination blanche de la société, l’assignation du sexe à la naissance une manière d’imposer le joug patriarcal dès le plus jeune âge, etc.
Si le concept de déconstruction peut s’avérer un formidable outil explicatif, un exercice de pensée plutôt sain sur la société, qui aide à voir « en dehors de la boîte », il peut aussi aisément être instrumentalisé pour discréditer à peu près tout ce qui existe encore de conventions sociales, des plus controversées aux plus banales. Mis entre de mauvaises mains, l’exercice intellectuel de déconstruction devient un exercice politique de destruction.
Intersectionnalité : mutation post-moderne du marxisme
Vers la fin du XXe siècle et la chute de l’Union Soviétique, la gauche marxiste s’est retrouvée de plus en plus désuète. La victoire du capitalisme et un accroissement sans pareil du niveau de vie a relégué au second plan les luttes ouvrières. Les espoirs d’une société socialiste idéale, pour sa part, ont été refroidis par la lourdeur bureaucratique des États Keynésiens et les exemples de totalitarisme partout sur terre. La gauche s’est peu à peu renouvelée dans les analyses déconstructivistes.
Le marxisme, concevant la société comme un combat perpétuel entre les dominants et les dominés, trouve en effet de nouveaux combats dans la théorisation de toutes sortes de formes de dominations dans la société actuelle. Tous ces construits sociaux, déconstruits par les sociologues post-modernes, révèleraient des rapports de force dans la société, et plus particulièrement, entre certains groupes sociaux.
Domination patriarcale, domination blanche, domination cisgenre, etc. Le grand combat de gauche n’est donc plus celui des prolétaires contre la bourgeoisie, mais celui de certaines communautés contre la communauté dominante, dans une logique tribale. Les minorités sont devenus les nouveaux prolétaires de la société post-moderne.
Et tous ces rapports de domination s’accumulent et forment des « intersections » chez des individus qui cumulent plusieurs infériorités alléguées. Par exemple, une femme noire transgenre serait à « l’intersection » des dominations patriarcale, blanche et cisgenre et donc davantage discriminée par la société dominante.
On en revient donc aux caractéristiques basiques de la postmodernité : l’universel, justement prôné par la société dominante occidentale, est attaqué par l’exceptionnalisme des communautés. La déconstruction intersectionnelle est la résultante de l’exceptionnalisme et du subjectivisme post-moderne, une manière d’imposer un regard plus compassionnel sur ce qui est anormal. Une manière de déconstruire les construits sociaux et ironiquement, en reconstruire de nouveaux, soi-disant plus « inclusif et représentatif de la diversité ».
Des universités aux médias
Bref, si le mot « woke » parsème désormais l’espace public, c’est probablement parce qu’il est plus simple et plus « punché » que « post-modernisme » et qu’il aide à se faire une image rapide sur un phénomène idéologique extrêmement complexe. Ce n’est pas une simple caricature de la gauche, c’est un terme qui vise cette nouvelle gauche post-moderniste, déconstructiviste et intersectionnelle qui utilise cette « sociologie de combat » pour modifier nos habitudes de vie.
Mais en quoi ce phénomène académique et militant peut-il être considéré comme une menace? Quelques profs de sociologie et des activistes peuvent-il réellement bouleverser la société?
Eh bien oui, car le paradigme est si bien implanté depuis 50 ans dans les départements de sciences sociales qu’il s’alimente lui-même et ne fournit que des « experts » de cette trempe et les journalistes, formés par les mêmes idées, les relaient comme des autorités indiscutables. Plusieurs générations, formées dans ce paradigme post-moderniste, disposent désormais de postes de pouvoirs, notamment les milléniaux, élevés dans les belles heures de la vertu triomphaliste des années 90, et qui ont indéniablement accéléré cette « wokisation » de la société. Enfin, les milieux culturels, qui ont toujours plutôt penché à gauche, se sont très vite alignés sur ce discours.
Pour faire simple, les universités, les médias et les milieux culturels sont désormais entièrement sous le joug du wokisme, d’où les tensions grandissantes entre l’establishment et la population générale, qui vit encore dans un paradigme plutôt moderniste et refuse ces nouvelles théories envahissantes.
Ultimement, c’est l’ensemble de l’Occident qui s’enlise dans des tensions communautaires insolubles, des débats vains et une polarisation dangereuse. Et partout sur terre, on constate les signes de son écroulement, de son déclin. Et de l’étranger, on constate souvent avec amusement comment le Puissant Occident, trop empêtré dans ses controverses débiles, néglige la montée fulgurante de puissances autoritaires qui très bientôt revendiqueront leur victoire sur lui.
[1] Charles Pulliam-Moore, « How ‘woke’ went from black activist watchword to teen internet slang ». Splinter News https://splinternews.com/how-woke-went-from-black-activist-watchword-to-teen-int-1793853989
[2] Maffesoli, M. « La société officielle est complètement déphasée ». Sputnik News. https://fr.sputniknews.com/20180208/michel-maffesoli-societe-crise-1035073055.html
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