Chaque automne, le Québec se couvre de brume, et derrière ses paysages dorés surgissent des ombres familières. Dans les rues de Montréal, sur les falaises de Québec ou dans les villages du Bas-du-Fleuve, Halloween n’est pas seulement une fête importée : c’est un miroir de l’âme québécoise, à la fois catholique et païenne, amoureuse de son passé et fascinée par l’invisible.
Suivons le fil des fantômes — de la métropole aux régions — pour redécouvrir un pays hanté par sa propre histoire.
Montréal et les origines d’Halloween : entre Samhain et paroisses scolaires

D’un Samhain celte aux ruelles de Montréal : la lente québécisation d’Halloween
Bien avant les citrouilles illuminées et les friandises industrielles, Halloween plonge ses racines dans les rites celtiques de Samhain, fête marquant la fin des récoltes et l’entrée dans la saison sombre. Ce sont les immigrants irlandais et écossais arrivés à Montréal au XIXᵉ siècle qui ont importé cette tradition en Amérique du Nord.
Mais au Québec, elle s’est longtemps heurtée à un mur : celui de l’Église catholique francophone, qui voyait d’un œil méfiant ces célébrations païennes d’origine protestante.
Quand l’Église voyait dans l’Halloween un sabbat du diable
Au tournant du XXᵉ siècle, plusieurs curés de paroisses montréalaises condamnaient les mascarades du 31 octobre, perçues comme une profanation de la Toussaint. Les journaux de l’époque évoquent même « la nuit du démon déguisé ».
Pourtant, l’Église finira par en récupérer l’esprit festif : dans les écoles paroissiales, on organise bientôt des concours de déguisements « édifiants » et des collectes pour les pauvres, transformant Halloween en outil de sociabilité chrétienne plutôt qu’en célébration du chaos.
De la Toussaint à l’Halloween : fusion des mondes
Peu à peu, la fête s’est hybridée. Dans les années 1950, les processions du 1er novembre côtoient les cortèges d’enfants costumés. On prie pour les âmes au cimetière avant de courir pour les bonbons dans les ruelles.
Cette cohabitation entre le sacré et le profane, typiquement québécoise, a forgé une version singulière d’Halloween : une fête à la fois nord-américaine et profondément enracinée dans la mémoire catholique du pays.
Québec et la Vallée du Saint-Laurent : le royaume des fantômes

Le fantôme de la Dame blanche du Cap Diamant
À Québec, la brume du fleuve et les falaises du Cap Diamant offrent le décor idéal à la légende de la Dame blanche. On raconte qu’elle attend éternellement le navire de son fiancé perdu, apparaissant parfois aux promeneurs de la terrasse Dufferin, le regard tourné vers Lévis.
Sous la lumière blafarde des lampadaires, la vieille capitale semble suspendue entre deux mondes : celui des vivants et celui des souvenirs.
L’hôtel Château Frontenac : entre élégance et revenants
Non loin de là, le Château Frontenac demeure le plus noble des repaires de fantômes. On y croiserait encore l’esprit du comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, errant à la recherche de sa bien-aimée Marie de Puyzieux.
Certains clients affirment avoir aperçu une silhouette en costume du XVIIᵉ siècle dans les couloirs, d’autres entendent le piano jouer seul après minuit. Les fantômes, ici, ont le goût du raffinement.
Les prisons de Trois-Rivières et de Montréal : quand les murs parlent encore
Plus au sud, dans les vieilles prisons de pierre, le silence est plus lourd que la peur. À Trois-Rivières, des visiteurs racontent sentir une présence glaciale dans les anciennes cellules d’isolement. À Montréal, la prison du Pied-du-Courant, où furent pendus les patriotes de 1838, abrite toujours, dit-on, les cris étouffés des condamnés.
Ces lieux rappellent que les fantômes du Québec ne sont pas tous romantiques : certains portent la mémoire des luttes et des injustices.
Mauricie : les âmes du fer et du feu

Fantômes industriels : Shawinigan et les forges du Saint-Maurice
Si le Québec hanté a souvent des visages aristocratiques, la Mauricie lui offre un ton ouvrier. Les forges du Saint-Maurice, fondées en 1730, furent le berceau de l’industrie canadienne — et le théâtre de drames humains oubliés. On dit qu’au crépuscule, dans la brume qui monte de la rivière Saint-Maurice, on peut encore entendre le marteau des forgerons résonner dans le vide.
À Shawinigan, certaines centrales désaffectées suscitent le même vertige : l’électricité y semble encore vibrer dans l’air, comme si le progrès lui-même avait laissé une âme derrière lui.
Les campagnes et le folklore : le diable, les chevaux et les feux follets

Le Diable à Saint-Cuthbert : quand il signait des contrats de violon
Dans Lanaudière, la légende du violoneux Damase raconte comment un musicien aurait troqué son âme contre un talent surnaturel, signant un pacte avec le Diable avant d’en mourir fou.
Cette histoire, héritée des récits acadiens et celtiques, rappelle la fascination rurale pour la transgression et la musique — un thème omniprésent dans les contes québécois où l’art devient parfois une porte vers l’enfer.
La Corriveau : mythe, réalité et fascination moderne
En Chaudière-Appalaches, à Saint-Vallier, plane encore l’ombre de Marie-Josephte Corriveau, pendue en 1763 et condamnée à être exposée dans une cage de fer. Accusée du meurtre de son mari, elle est devenue l’un des symboles les plus puissants du folklore québécois.
Son fantôme, dit-on, hante toujours les routes de la Côte-du-Sud, mais sa véritable malédiction est d’avoir été condamnée par la rumeur autant que par la justice. Aujourd’hui, la Corriveau incarne la frontière floue entre la criminalité et la légende.
Le cheval noir du Richelieu : messager des enfers sur la rivière
Plus au sud, sur les rives du Richelieu, on murmure qu’un cheval noir surgit parfois des eaux pour emporter les âmes des pêcheurs imprudents. Héritage des croyances paysannes du XIXᵉ siècle, ce récit illustre la peur du fleuve et des forces invisibles qui s’y cachent.
Dans ces villages où l’eau commande la vie, le cheval noir est moins un démon qu’un avertissement : la nature a ses limites, et les enfreindre attire toujours les ombres.
Les feux follets des marais de Kamouraska
Sur le Bas-du-Fleuve, à Kamouraska, les habitants d’autrefois voyaient dans les feux follets des âmes en peine errant dans les marécages. Ces lueurs tremblotantes, qu’on sait aujourd’hui être des gaz de décomposition, ont longtemps nourri un folklore maritime fascinant.
Les pêcheurs priaient avant de lever l’ancre, craignant de croiser une flamme bleue, signe d’une mort prochaine. Là encore, la science n’a jamais tout à fait éteint la poésie.
Les revenants de l’île d’Orléans : mémoire d’un lieu hanté par l’histoire
Enfin, l’île d’Orléans, berceau de la Nouvelle-France, concentre plus de récits qu’aucune autre région. Entre les maisons ancestrales, les cimetières anciens et les chapelles de pierre, chaque village semble gardé par une âme invisible.
Des habitants affirment y avoir vu des silhouettes près des vergers ou entendu des cloches sonner seules. Qu’importe qu’on y croie ou non : sur l’île, le passé a la délicatesse de ne jamais tout à fait disparaître.
Épilogue : un pays hanté de mémoire
Au fond, le Québec n’est pas un pays de peur, mais de mémoire. Ses fantômes ne réclament pas vengeance : ils racontent. Ils murmurent l’histoire d’un peuple qui a su mêler la foi et la fête, la mort et la musique, le feu et le froid.
À Halloween, quand les enfants courent dans les rues et que les églises se parent de bougies, il suffit de lever les yeux vers la lune pour comprendre que le surnaturel, ici, n’est jamais bien loin — il habite le cœur même du paysage.



