Le 3 décembre, c’était la Journée internationale des personnes handicapées. Avez-vous remarqué la saturation de l’espace public avec les couleurs or, argent et bronze du drapeau des droits des personnes handicapées? Avez-vous vu toutes les étiquettes des produits de consommation adopter ces couleurs pour toute la durée du mois de décembre?
Je n’ai remarqué ce drapeau nulle part. Faut croire qu’on ne fête pas les personnes en situation de handicap aussi fièrement qu’on célèbre les personnes LGBTQ+. Le contraste est sidérant.
Même Justin Trudeau, qui ne rate pas une occasion de célébrer un groupe marginalisé, n’a pas hissé le « disability flag » sur la colline parlementaire. Le Premier Ministre a quand même souligné l’occasion en diffusant sur X une photo de lui assis aux côtés d’un homme en chaise roulante accompagnée d’une formule avec le mot clé « inclusif ».
Sur le compte X de Québec Solidaire, qui s’évertue à défendre les personnes nécessiteuses ou opprimées, on ne trouve rien. Disons que ça tranche avec l’intérêt que le parti manifeste à l’endroit des personnes issues de l’immigration et des minorités sexuelles. On pourrait penser que les personnes en situation de handicap n’ont pas la cote…
Statistiques Canada révèle que 27% des Canadiens âgés de 15 ans et plus présentaient au moins une incapacité restreignant leurs activités quotidiennes en 2022, ce qui correspond à 8 millions de personnes. Le nombre englobe 10 types d’incapacités qui sont réparties selon 4 classes de sévérité: légère, modérée, sévère et très sévère. La catégorie « légère » brouille peut-être un peu le tableau. Reste que presque 5 millions de personnes ont une incapacité située entre modérée et très sévère. Plus de 3 millions d’individus ont une incapacité estimée sévère ou très sévère.
Par comparaison, pour 2 millions de Canadiens qui s’identifient comme LGBTQ+, on célèbre la Fierté un mois durant. S’ajoute un autre mois pour célébrer l’histoire des personnes LGBT+, en février ou en octobre selon les pays. Il y a aussi la journée des « pronoms », le 3ème mercredi d’octobre; la semaine de visibilité de la fluidité de genre également en octobre. Le 17 mai, c’est la Journée internationale contre l’homophobie, la transphobie, et la biphobie. En novembre, la semaine de sensibilisation trans se clôture avec le jour du souvenir trans. Il y a aussi une journée pour fêter le « coming out », une journée pour la visibilité lesbienne et une autre pour célébrer les personnes qui s’identifient comme non binaires. Évidemment, le calendrier serait incomplet sans la très importante semaine de sensibilisation bisexuelle. Sans oublier le 31 mars, la journée internationale de visibilité transgenre – pour bien s’assurer qu’il n’y ait pas de carence à ce niveau-là. Et j’en ai volontairement omis quelques autres pour alléger le texte.
Certes, le 3 décembre n’est pas le seul jour du calendrier consacré aux personnes avec des incapacités. Le mois d’octobre est celui de la sensibilisation à la cécité et le 15 octobre est reconnu comme la Journée mondiale des aveugles. On souligne aussi la Journée mondiale des sourds le dernier dimanche de septembre. Il y a aussi un mois de sensibilisation à l’autisme [en avril] et les journées mondiales de la sclérose en plaques [30 mai] et de la maladie de Parkinson [11 avril]. Reste que ça ne compense pas, et surtout, qu’on n’y accorde pas la même attention.
Pourquoi? Le mouvement pour les droits des personnes handicapées se concentre sur l’accessibilité physique et sur la mise en place de politiques et d’infrastructures pour garantir que les personnes handicapées puissent vivre de manière autonome dans la société. Ces préoccupations ne touchent pas directement les « mœurs » au sens sociétal des comportements individuels et des identités. La cause ne s’inscrit pas dans le cadre d’une révolution culturelle; elle ne sert pas les militants postmodernes qui se préoccupent des questions liées à l’identité, à la déconstruction des structures de pouvoir, et à la lutte contre les normes dominantes.
Le néo-progressisme woke représente hélas une tendance croissante au sein des milieux militants pour les droits des personnes handicapées. On le retrouve dans la tendance unificatrice, selon laquelle tous les types de handicaps [physiques, sensoriels, intellectuels, mentaux] partagent des enjeux communs. Ce courant prône une approche unifiée, qui tranche avec la tendance différenciée, selon laquelle les différents types d’incapacités posent des défis spécifiques qui nécessitent des stratégies et des mobilisations distinctes. Ceux-ci arguent que les défis d’une personne atteinte de surdité sont très différents de ceux d’une personne avec une déficience cognitive ou motrice. Ils craignent qu’une approche générale nuise à leurs luttes respectives. On peut voir un parallèle avec l’amalgame du LGB avec le TQ+.
Les tenants de la tendance unificatrice misent sur la force collective et la solidarité afin de promouvoir une société inclusive pour tous. Ils veulent rassembler les personnes handicapées autour de luttes communes, indépendamment de leurs différences spécifiques, tout en tenant compte de leurs chevauchements [genre, race, classe, sexualité et handicap]. Aux États-Unis, des groupes comme Disability Justice et Sins Invalid adoptent une approche explicitement intersectionnelle en intégrant aux luttes pour les droits des personnes handicapées celles des communautés LGBTQ+ et des personnes « racisées ».
L’un des principes fondamentaux de Disability Justice veut que les personnes handicapées ne vivent pas leur handicap isolément, mais dans un contexte social façonné par d’autres aspects de leur identité. Par exemple, une femme racisée et handicapée peut faire face à des barrières différentes de celles d’un homme blanc handicapé. Ce mouvement considère que les oppressions liées au handicap sont intrinsèquement liées à d’autres systèmes comme le racisme, le patriarcat et le capitalisme. Lutter pour la justice pour les personnes handicapées implique de combattre ces systèmes dans leur ensemble. D’où la volonté de placer les personnes handicapées issues des communautés LGBTQ+, autochtones, ou racisées au cœur des discussions afin de parer à leur manque de visibilité dans les discussions dominantes sur le handicap.
Le groupe Sins Invalid utilise l’art et la culture pour sensibiliser et lutter contre les préjugés envers les personnes handicapées, en particulier les personnes handicapées de race noire et queer. Le groupe organise des ateliers créatifs et des événements pour promouvoir des espaces inclusifs pour les personnes handicapées et pour augmenter leur visibilité. Ils insistent sur le fait que la reconnaissance des handicaps est essentielle pour la justice sociale et pour lutter contre l’oppression systémique.
Et la posture woke va encore plus loin. Certains de ces militants désapprouvent des interventions médicales ayant pour but de bonifier les standards de « fonctionnalité » et d’accroître l’autonomie des personnes avec incapacités. Ils estiment que les prothèses, les interventions chirurgicales et certaines formes de réadaptation renforcent les normes sociales qui minimisent la diversité corporelle et imposent des idéaux de normalité au détriment des choix individuels. Ces interventions sont négativement perçues comme des tentatives pour « corriger des déficiences » plutôt que de promouvoir l’acceptation et l’intégration de la diversité. Par exemple, une prothèse esthétique ou fonctionnelle peut être vue comme une manière de « guérir » ou de compenser un handicap plutôt que de célébrer la diversité corporelle.
Le combat de ces groupes militants s’inscrit dans la déconstruction: ils se battent CONTRE ce qu’ils perçoivent comme un système d’oppression plutôt que de militer POUR obtenir davantage d’accessibilité, d’autonomie et de normalisation fonctionnelle. Ce réflexe d’affubler l’autre d’une quelconque « phobie » et de l’accuser d’avoir une attitude oppressive risque surtout de rendre leur mouvement insupportable – et contreproductif. Je ne dis pas que tous les militants pour les droits des personnes avec handicaps adhèrent à cette mouvance, mais force est de constater que le wokisme a fait son chemin dans leur mouvement. Prenons-en conscience et appuyons nos compatriotes handicapés qui ne veulent pas être représentés par cette frange de militants fanatiques.