Avec l’échec de l’offensive estivale en 2023, les perspectives ne sont guère encourageantes pour l’Ukraine. De nombreux observateurs vont même jusqu’à prédire la victoire de la Russie ou une inévitable partition de l’Ukraine. Si tel est réellement le cas, les conséquences de cette guerre pour l’Occident seront proportionnelles au niveau de mobilisation qu’il a déployé dans les dernières années ; c’est-à-dire très importantes.
Il suffit de regarder un récapitulatif des cartes au jour le jour (ci-bas) pour réaliser à quel point le front s’est figé depuis un an. Absolument aucun gain n’a été fait d’un côté comme de l’autre ; on se bat pour quelques centaines de mètres et les morts continuent de s’accumuler. Une situation qui fait étrangement penser aux boucheries de la Première guerre mondiale ; la guerre de mouvement a fait place à une guerre de tranchées. Et des tranchées, les russes en avaient creusé pas à peu près en prévision de cette offensive…
Maintenant, il semblerait que les Russes s’apprêtent à tenter un pari hivernal. Après avoir aidé à charcuter les troupes napoléoniennes et les troupes allemandes, le fameux « Général Hiver » reprend du service en cette première moitiée du XXIe siècle. Décidément, l’histoire se répète.
Une catastrophe d’une prévisibilité déconcertante
Il est facile de faire les gérants d’estrade et de critiquer des décisions militaires, surtout des mois après l’évènement et en connaissant le résultat. Néanmoins, en dressant un bilan de cette offensive récemment, je n’ai pu m’empêcher d’être abasourdi par la stupidité de la stratégie occidentale.
D’abord, s’il est un principe de base qu’à peu près tout le monde reconnaît dans l’opposition entre les forces de la Russie et celles de l’OTAN, c’est qu’en termes d’effectifs, l’OTAN l’emporte habituellement en forces aériennes, tandis que la Russie l’emporte en forces terrestres. En chars d’assauts, pour être plus précis.
Il était donc logique et normal qu’aux premiers instants de la confrontation, une grande partie de notre soutien visait à équiper adéquatement l’Ukraine d’armes anti-char pour stopper et détruire les colonnes de blindés qui déferlaient vers Kiev et l’ouest du pays.
Or le front s’est depuis figé, et pendant que les combats s’éternisaient à Bakhmut, les Russes ont constitué une ligne de défense extrêmement solide. Dès lors, en 2023, les rôles se sont inversés : c’était désormais l’Ukraine qui devait partir à l’offensive pour reconquérir ses territoires, et la Russie n’avait qu’à défendre sa ligne fortifiée.
Et c’est là où la stratégie occidentale semble avoir déraillé.
C’est que pour percer les lignes russes, les forces de l’OTAN ont pensé que l’envoi de blindés dernier cri ferait la différence. Évidemment, il y a une question politique derrière l’envoi de matériel militaire lourd, et si l’envoi de char d’assaut était déjà controversé dans de nombreux pays membres, l’envoi d’avions l’était encore plus.
Certains pays tels que la Pologne, la Tchéquie, le Danemark et les Pays-Bas ont bel et bien envoyé une poignée de vieux chasseurs russes ou de F-16, mais la chose demeure anecdotique. De manière générale, l’offensive estivale a été réfléchie comme une offensive essentiellement terrestre… Beaucoup trop terrestre contre des forces russes, peut-être.
Car c’est là où le bât blesse : qui a pu être assez fou pour penser qu’on pourrait vaincre la Russie dans des combats de blindés et d’infanterie sur le terrain qu’elle-même a choisi?
Et non seulement ça : qui a pu être assez fou pour tenter de percer des lignes de défenses fortifiées en envoyant des colonnes de chars d’assauts dispendieux sans même un soutien aérien adéquat? Agir de la sorte en l’absence d’une parité aérienne est quelque chose qu’aucune armée membre de l’OTAN n’accepterait. Mais l’OTAN a poussé les Ukrainiens à le faire cet été. Avec des amis comme ça…
Et c’est sans parler de tous les problèmes de communication dans la chaîne de commandement qui ont mené à ce fiasco.
Mais voilà, la mobilisation occidentale est demeurée massive et le soutien indéfectible est ouvertement affiché. Toute défaite de l’Ukraine ou paix négociée sera nécessairement perçue comme une défaite occidentale. Il est probablement bon de commencer à s’interroger sur les conséquences qu’aura cette défaite sur les relations de l’Occident à l’international.
Scénario optimiste :
Quoi qu’il arrive, la guerre aura probablement été si coûteuse en vies, en argent et en matériel qu’on peut s’attendre à un effet de dissuasion pour les prochaines années. Avec autour de 100 000 morts et un bassin de plus en plus limité d’hommes enrôlables, la Russie ne voudra probablement pas de guerres supplémentaires avant longtemps.
Contrairement à ce que beaucoup de gens disent au sujet de potentielles attaques d’autres pays d’Europe de l’Est en cas de victoire russe, je doute fort que Poutine soit aussi fou que ça. Particulièrement dans le cas de pays membres de l’OTAN, qui déclencherait instantanément une troisième guerre mondiale.
Peu importe le résultat, la détermination occidentale aura été démontrée, et l’enlisement meurtrier du conflit fera penser à deux fois à la Russie avant de tenter une nouvelle « Opération spéciale ». Même chose pour la Chine, qui observe de loin (malgré le fait que la défense de Taïwan pourrait s’avérer beaucoup plus difficile pour les Occidentaux et donc moins dissuasive pour la Chine).
Cela dit, le conflit aura aussi un côté dissuasif en Occident. En effet, malgré des conséquences plus indirectes pour les pays membres de l’Alliance Atlantique, on commence déjà à voir une lassitude, voire une franche opposition au soutien indéfectible faramineux qu’on offre à l’Ukraine. Déjà que les Occidentaux en avaient marre de l’enlisement des guerres Moyen-Orientales, voilà que l’enlisement de ce nouveau conflit pourrait les rendre encore plus désintéressés à s’ingérer dans des guerres étrangères.
Bref, d’un côté comme de l’autre, nos limites auront été atteintes, en quelque sorte, rendant les perspectives d’un nouveau conflit peu intéressantes.
Scénario pessimiste :
Or, beaucoup de ces éléments peuvent entraîner des effets négatifs aussi. La polarisation, l’absurdité et la nature irrésolue du conflit a le potentiel d’entraîner des années de méfiances mutuelles et de potentielles reprises épisodiques des hostilités.
L’obstination des parties, l’amertume de la défaite, le triomphalisme de la victoire causera peut-être une absence de résolution définitive du conflit. Ces sentiments de vengeance pourraient l’emporter sur l’effet dissuasif de l’enlisement guerrier.
D’autant plus que les relations entre l’Occident et la Russie ont toutes les chances de demeurer extrêmement tendues et dignes de la guerre froide pour les prochaines décennies. De nouvelles lignes de fractures sont en train de s’implanter durablement sur le monde.
Contrairement à ce que Biden affirme, Poutine est très loin d’être « plus isolé qu’il ne l’a jamais été ». Dans les faits, la Russie s’est rapprochée de la Chine et de l’Iran, ce qui a le potentiel de boucler le continent en un véritable « bloc eurasiatique » qui, en plus, profite des constructions d’infrastructures centre-asiatiques dans le cadre de la « Nouvelle route de la soie ».
Les BRICS aussi, en général, ne semblent pas tourner le dos à la Russie, l’Inde allant même jusqu’à abandonner l’argent US pour contourner les sanctions et continuer d’acheter du pétrole russe.
Aussi, bien que l’Occident ait fermement démontré sa détermination, il a aussi démontré ses limites.
D’une part, comme nous l’avons vu, malgré un soutien indéfectible sur les réseaux sociaux et dans les médias, l’envoi d’argent et de matériel demeure politiquement controversé et commence déjà à flancher après moins de deux ans. Le soutien financier a beau être massif, nous avons fait preuve de beaucoup de retenue d’un point de vue militaire, comme en témoigne notre franche réticence à envoyer nos avions chasseurs aux Ukrainiens.
Comme nous l’avons vu, cette défaite dissuadera probablement encore davantage l’Occident de s’impliquer à l’international, mais cette réticence face aux guerres étrangères – qui pourrait paraître une bonne chose – pourrait aussi entraîner l’effet pervers d’accentuer son déclin et sa perte d’influence.
En s’engageant si passionnément dans ce conflit et en révélant les limites de ce qu’il est prêt à faire en termes de soutien, l’Occident vient probablement de se tirer dans le pied.
En bref, l’Occident a fait les gros bras, mais son soutien s’avère en bout de ligne assez prudent et on sent qu’il n’est pas prêt à aller jusqu’au bout. En tout cas, pas autant que Poutine…
On retrouve en quelque sorte cette image d’un Occident extrêmement impliqué dans les conflits, mais quelque peu hypocrite dans sa délégation de la souffrance. Une situation qui rappelle les éternels combats interposés de la guerre froide et de la guerre au terrorisme.
À qui profite l’enlisement?
En écoutant cette vidéo du front jour après jour où on entend différents discours des chefs d’État impliqués dans le conflit, une phrase de Biden m’a littéralement assommé. Ça faisait longtemps que j’avais ressenti une telle rage au fond de moi en regardant une vidéo. Parlant de cette guerre qui accumule déjà les centaines de milliers de morts, le président américain expliquait que « ça va prendre du temps » pour finir cette guerre.
« It will take time », je l’ai trop souvent entendu pendant les deux décennies de guerre au terrorisme que nous avons mené. Je me souviens de ces mots exacts employés par Obama en 2015 pour parler du combat contre l’État islamique. Il affirmait qu’il s’agirait d’un « combat générationnel » ; autrement dit, que nous aurions à nous battre contre eux pendant des décennies. Sous son controversé successeur et grâce, en partie, à un soutien russe à Assad, l’État islamique serait plutôt vaincu en un an…
Et je ne pouvais m’empêcher, aussi, de penser que plus une guerre s’éternise, plus ça profite au complexe militaro-industriel, et moins les intérêts de chaque partie deviennent clairs. Il était nécessaire de s’opposer fermement à la Russie, mais je me méfie profondément des politiciens qui nous annoncent des guerres interminables. Aussi triste que ça puisse paraître, chaque dollars que nous envoyons sur ce front figé comme dans les Flandres pousse à l’envoie de nouvelles vagues de chair à canon.