Murrey Brewster (CBC) révèle les lacunes du système de formation militaire canadien, dans un contexte de pénurie chronique de personnel.
Alors que les Forces armées canadiennes (FAC) peinent à combler un déficit critique de personnel estimé à 14 000 membres qualifiés, un rapport interne confidentiel obtenu par CBC News vient révéler un pan méconnu de la crise : un taux d’attrition alarmant chez les nouvelles recrues, alimenté par des délais de formation interminables et une profonde démotivation.
Murrey Brewster, journaliste spécialisé en affaires militaires à CBC News, rapporte que ce document interne, rédigé en avril 2025, dresse un constat sans détour : « Les taux d’attrition les plus élevés au sein des FAC sont observés parmi les rangs les plus bas et les membres les plus récents. » Au cours de l’année fiscale 2023-2024, pas moins de 9,4 % des recrues ont quitté l’armée peu après leur enrôlement, soit plus du double de la moyenne générale (4,3 %).
Des attentes brisées : des mois à attendre une formation qui ne vient pas
Le rapport attribue ce décrochage à deux causes principales : l’incapacité à offrir une formation rapide et adéquate, et la difficulté d’adaptation à la vie militaire. Certains nouveaux membres attendent plus de 200 jours avant de débuter leur formation spécialisée, se retrouvant dans un état de sous-emploi prolongé, sans utilité ni mission claire. Le rapport évoque un manque criant de formateurs, d’équipements, d’installations et de soutien.
Charlotte Duval-Lantoine, vice-présidente de l’Institut canadien des affaires mondiales, affirme à CBC News que la Défense aborde cette crise avec une approche séquentielle mal adaptée : d’abord le recrutement, ensuite la formation. « Quand vous êtes assis comme un canard boiteux à attendre votre formation, votre moral chute rapidement. Il faut cesser de parler uniquement en chiffres, et plutôt se demander : combien de membres accomplissent réellement leur travail aujourd’hui? »
Un système de rétention démantelé de l’intérieur
L’autre révélation majeure du rapport concerne l’abandon progressif des efforts de rétention, en particulier chez les militaires chevronnés. L’initiative mise sur pied en 2022 par le général Wayne Eyre (alors chef d’état-major), qui visait à étudier les causes des départs et à conseiller les hauts gradés, a tout simplement été démantelée. Son bureau — le Retention Program Office — a été privé de financement, ses ressources humaines et financières réaffectées à la « reconstitution » des FAC. Le ministère de la Défense nationale a confirmé à CBC News la fermeture de ce bureau, tout en assurant que la stratégie de rétention restait en vigueur.
Or, selon Brewster, le rapport d’évaluation interne remet en question l’efficacité même de cette stratégie, évoquant un « manque de sensibilisation » aux initiatives lancées par Eyre et l’ex-ministre Anita Anand. Pour Duval-Lantoine, le constat est accablant : « Depuis 2022, on entend que les enjeux liés au personnel sont prioritaires, mais quand on regarde de plus près, les ressources ne suivent pas. »
Des priorités contestées par les membres eux-mêmes
Les entrevues de départ menées auprès des militaires quittant l’uniforme révèlent un malaise profond face aux orientations du commandement. Beaucoup estiment que les hauts gradés accordent trop d’importance à des questions culturelles internes au détriment des besoins opérationnels concrets : munitions, équipements, leadership de terrain. « Les membres ont l’impression que la culture organisationnelle est devenue une priorité supérieure à l’efficacité militaire, » note le rapport.
Quant aux militaires d’expérience, proches de la retraite, le système ne fait presque aucun effort pour les retenir, selon le document. Ces vétérans, souvent usés par de nombreuses affectations géographiques, se sentent « fatigués et brisés ». Leur contribution est considérée comme accomplie dès qu’ils atteignent leur admissibilité à la pension, sans incitatif à prolonger leur service.
Une lueur d’espoir : le programme Naval Experience
Malgré ces constats inquiétants, le rapport met en lumière une exception prometteuse : le Naval Experience Program (NEP). Cette initiative permet aux recrues de joindre la Marine royale canadienne pour un an à l’essai. Si elles le souhaitent, elles peuvent ensuite transférer vers un autre corps militaire. Selon les premières données, ce programme a contribué à réduire la frustration initiale et à améliorer la satisfaction.
Un avenir militaire en eaux troubles
En parallèle, le gouvernement fédéral prévoit une expansion militaire majeure dans l’Arctique, notamment par l’augmentation de la présence annuelle des FAC et l’intégration accrue de troupes de l’OTAN, en réponse à la pression exercée par le président américain Donald Trump. Or, ces ambitions géopolitiques risquent de se heurter à une réalité logistique incontournable : une armée incapable de former, retenir et déployer efficacement ses propres effectifs.
Pour citer la cheffe d’état-major actuelle, la générale Jennie Carignan : « Il est inutile de recruter si l’on n’est pas capable de retenir. » Un constat qui, à la lumière du rapport obtenu par CBC News, sonne moins comme une mise en garde que comme une sentence.