Depuis déjà des décennies, c’est une habitude au Québec de se référer au « modèle scandinave » afin de justifier le penchant social-démocrate et les dépenses en services de la province. Mais à ce stade, on en a fait une expression fourre-tout qu’on utilise à tort et à travers. Le « modèle scandinave » est devenu une sorte d’utopie fantasmée, et n’est à ce stade qu’un mythe, une projection subjective des québécois, qui lui accolent tout ce qu’ils veulent bien y voir.
Éric Duhaime le rappelait cette semaine en soulignant que la Norvège n’avait pas hésité à exploiter ses ressources hydrocarbures, et s’était assuré non-seulement de pouvoir bien financer ses services, mais aussi de pouvoir être une partenaire fiable pour ses alliés européens. Analysons un peu plus en profondeur.
Pas le même type d’État Providence
D’abord, le premier problème avec l’interprétation des québécois à l’égard du modèle scandinave, c’est qu’il s’agit d’une grossière simplification de la chose. Les Québécois préfèrent sélectionner les éléments qui leur plaisent, et laissent de côté ce qui pourrait troubler leur narratif.
La première différence à prendre en compte, c’est que tous les « États providence » ne sont pas des modèles scandinaves ; c’est précisément parce que ceux en Scandinavie sont différents des autres qu’on les distingue de la sorte. On ne peut donc justifier notre modèle, qui s’apparente plus au modèle keynésien traditionnel partagé partout en occident, par celui des scandinaves ; c’est un non-sens.
La caractéristique principale du modèle scandinave n’est pas le fait d’avoir un vaste secteur public offrant un large éventail de service ; c’est le cas pour beaucoup d’autres modèles étatiques dans le monde. Non, la caractéristique principale de ce modèle, c’est qu’il est capable d’offrir ces largesses de l’État tout en limitant son intervention dans l’économie et en cultivant une culture entrepreneuriale forte. C’est là, le secret du fameux « modèle scandinave ». Un couplage d’État providence et de culture entrepreneuriale.
En comparaison, l’État Providence québécois est beaucoup plus caractérisé par un modèle « néo-corporatiste », c’est-à-dire où l’État a des interactions fréquentes et soutenues avec les groupes d’intérêts et joue un rôle d’arbitre dans les relations syndicales. Tout ça lui donne beaucoup de pouvoir dans les décisions économiques, et il est activement impliqué dans le développement et les activités des industries.
Il n’y a qu’à voir la saga Northvolt pour s’en convaincre : le gouvernement a pratiquement un contrôle total dans le choix des industries à développer sur le territoire, ne serait-ce que par moyens indirects – comme l’attribution ou non des blocs d’énergie, l’attribution de subventions à coups de milliards, le suivi et l’aide à la limite du léga dans les processus d’évaluation, etc – ou par des moyens directs, comme l’interdiction pure et simple du développement d’industries concurrentes telles que celles des hydrocarbures, et, d’une manière générale, l’élaboration de cibles de développement explicites.
On le sait, le Québec est souvent critiqué pour son hostilité envers la culture entrepreneuriale… et d’un autre côté, on le critique aussi pour faire du « bs corporatif » en chouchoutant certains projets de développement. Autrement dit, les Québécois ne sont pas très entrepreneurs et s’en remettent toujours à l’État, et quand l’État veut stimuler l’entrepreneuriat, il met souvent trop son nez dans les projets, fait du favoritisme, et nuit au contexte d’investissement par son interventionnisme.
Tout ça est à des années lumières du modèle scandinave. En effet, bien que le secteur public et l’offre de service soit imposante dans ces pays où près de 30% de la population travaille pour l’État, leur secteur privé bénéficie d’un laissez-faire hors norme de la part de l’État. Ils sont les pays de l’OCDE les plus permissifs en termes de réglementations, ont un respect fort pour la propriété privé, priorisent le libre échange d’une telle sorte que l’État ne sauve même pas les industries qui seraient ici considérées comme « fleurons économiques », etc.
Bref, le modèle scandinave, c’est tout simplement un meilleur équilibre entre l’offre de généreux services publics et une culture entrepreneuriale forte.
La Norvège, puissance énergétique
Et tout ça fait du sens, en fait : pour offrir un bon panier de services, il est essentiel d’avoir une économie forte et que les citoyens puissent créer eux-mêmes de la richesse. Le problème, au Québec, c’est probablement de vouloir offrir beaucoup de service tout en étouffant le secteur privé.
Un bon exemple de ça, c’est la Norvège, qui a laissé le secteur privé exploiter les hydrocarbures depuis les années 1960, et qui est désormais non seulement prospère, mais une puissance énergétique capable de soutenir ses alliés européens qui essaient de diminuer leur dépendance énergétique envers la Russie. Le gouvernement le dit ouvertement sur son site à propos du gaz et du pétrole norvégien : « L’industrie joue un rôle essentiel dans l’économie norvégienne et dans le financement de l’État-providence norvégien. Le secteur du pétrole et du gaz est le plus important de Norvège en termes de valeur ajoutée, de recettes publiques, d’investissements et de valeur des exportations. »
On peut d’ailleurs reconnaître à Pauline Marois d’avoir bien compris le modèle scandinave lorsqu’elle proposait, dans sa plateforme de 2014, d’exploiter le pétrole québécois de l’île d’Anticosti en se référant directement à la Norvège. À tout le moins, elle était cohérente dans cette aspiration, et savait qu’il était plus logique d’exploiter cette richesse pour financer les alternatives vertes que de se ruiner dans une transition prohibitive.
L’éléphant dans la pièce : l’immigration
Depuis quelques années, cependant, on observe un déclin rapide de la prospérité dans des pays comme la Suède, qui ne dispose malheureusement pas de la richesse en hydrocarbure de sa voisine, la Norvège. On lit d’ailleurs dans les médias une inquiétude face à la montée de la droite, qu’on pense responsable de ce déclin de l’État providence.
Or, c’est qu’il y a un éléphant dans la pièce que peu de gens n’osent nommer. On veut à tout prix croire en la supériorité éthique du modèle scandinave, et tout ce qui irait à l’encontre de cette vision d’humanisme et d’ouverture de l’État serait mal vu.
La réalité, c’est que les pays scandinaves, toutes ces années, étaient demeurés des États ethniquement très homogènes, où la cohésion sociale allait de soi. Mais la situation a rapidement changé avec la crise migratoire de 2015 causée par la guerre en Syrie. Du jour au lendemain, des millions de migrants en provenance du Moyen-Orient se sont établis sur le territoire, mettant beaucoup de pression sur les services publics et le vivre-ensemble.
Depuis, il est très évident que c’est la crise migratoire qui a causé des problèmes au modèle scandinave, qui fonctionnait en quelque sorte en vase-clos. Le Québec, comme nous le savons, est aux prises avec les mêmes problèmes, éloignant encore un peu plus ce rêve de s’approcher de ce tant voulu « modèle scandinave ».