Comme on dit souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Les grands médias l’apprennent à leurs dépens depuis quelques semaines. Ayant religieusement soutenu les projets de lois C-11 et C-18 du gouvernement fédéral afin – selon eux – d’offrir un soutien plus adéquat aux médias d’information et, ce faisant, lutter contre la désinformation, ils se retrouvent aujourd’hui avec des plateformes web qui vont tout simplement bloquer leur contenu! De toute évidence, ce projet de loi du gouvernement Trudeau est en train de créer précisément l’inverse de ce qu’il visait à accomplir. Excusez l’anglicisme, mais ça « backfire » sur un moyen temps.
C’est ainsi que cette semaine, je me suis surpris à trouver un éditorial de Brian Myles, directeur du journal Le Devoir, particulièrement raisonnable, tempéré et réaliste sur la question. Par rapport à toutes les réactions offusquées des autres médias qui attaquent à boulets rouges « l’intimidation » des plateformes web qui voudraient « censurer » les « vraies » nouvelles et qui soutiennent le gouvernement à 100%, monsieur Myles me semblait être le premier à reconnaître les failles du projet de loi et en quoi il y a une certaine légitimité à la résistance des plateformes web.
Il est même allé jusqu’à reconnaître l’un des points les plus importants de cet enjeu, à savoir s’il est vrai de dire que les plateformes web profitent des contenus d’actualités des grands médias ou si, au contraire, leur apport est marginal et elles pourraient simplement s’en passer :
« Google estime à 250 millions la valeur que les médias tirent du référencement de leurs articles sur le moteur de recherche (ce qui représente 3,6 milliards de visites annuelles sur les sites Web des médias canadiens), et à 2 % le poids des actualités sur sa plateforme. Meta évalue pour sa part la valeur du partage des nouvelles à 230 millions de dollars, et le poids des nouvelles à 3 % sur Facebook. Les deux géants ont le luxe de modifier les algorithmes à leur guise pour rendre les contenus journalistiques plus ou moins visibles, selon l’agenda du moment. »
Il conclut en outre « qu’avec la montée de l’IA pour générer des contenus au rabais et alimenter les moteurs de recherche, la fatigue mondiale à l’égard des contenus de nouvelles, la transformation radicale des habitudes de consommation d’information, la possibilité que Google, et surtout Meta, puissent se passer des contenus journalistiques pour arriver à leurs fins est moins farfelue qu’elle n’y paraît. »
Myles explique donc comment ces nouvelles lois pour réglementer le web ont pu sembler alléchantes pour les grands médias, mais se sont révélées une manière un peu malhonnête de s’accaparer un profit :
« C’est ce déséquilibre dans les relations entre les médias et les plateformes qui rendait le projet de loi C-18 attrayant et qui aurait justifié qu’on l’étende à d’autres plateformes numériques, y compris les géants naissants de l’intelligence artificielle (IA). Le passage du temps démontre que C-18 est surtout une simple affaire de compensation pour des dollars publicitaires perdus. »
Il s’en prend alors aux autres grands médias, notamment Radio-Canada CBC, qu’il accuse de monopoliser une bonne partie des ressources disponibles aux médias : « Sur les 330 millions de redevances estimées, 247 millions iraient aux télédiffuseurs, à commencer par Radio-Canada-CBC, qui mange à tous les râteliers du financement sans se préoccuper de son impact dans le secteur des médias. »
On comprend donc un peu mieux la dynamique qui s’active désormais : les plus petits des grands médias commencent à en vouloir aux plus gros joueurs pour cette victoire à la Pyrrhus qui finit par nuire à tout le monde.
Et désormais, on tente d’acheter la paix avec les plateformes web en se faisant beaucoup plus réalistes dans nos analyses. Bien que tous les médias québécois – dont Le Devoir – aient supporté C-11 et C-18, voilà que Brian Myles vient nuancer et vanter la « codépendance » des plateformes et des médias :
« Le Devoir a une appréciation particulière du cadre législatif. Nous avons appuyé publiquement le projet de loi, bien que nous ayons conclu au fil des ans des ententes contractuelles dûment négociées avec Meta, Google, Apple et Microsoft. Nous avons déploré la tonalité du message que le monde médiatique et politique véhicule, selon lequel les plateformes nous ont « volé » notre contenu, alors que nous choisissons sciemment de le rendre disponible sur les diverses plateformes, qui sont indispensables pour aller à la rencontre des utilisateurs numériques. […] Nous avons insisté sur l’importance de ne pas sacrifier la relation de complémentarité et de codépendance entre les plateformes et les médias. »
Malgré toute l’honnêteté et l’apparente bonne foi de M. Myles dans cet édito, on ne peut s’empêcher de sourire à l’ironie de voir Le Devoir, l’un des journaux les plus importants au Québec, déplorer « la tonalité » du message véhiculé par « le monde médiatique », comme s’il s’en excluait. M. Myles aura beau tenter de mettre l’accent sur une soi-disant « appréciation particulière » du nouveau cadre législatif, à la fin de la journée, son journal a supporté ce projet de loi qui pousse désormais les plateformes web à bannir les contenus d’actualité pour tout le monde au Canada.
Pendant tout ce temps, les médias alternatifs, les créateurs de contenus et de nombreux politiciens ont tenté de bloquer ce projet de loi, précisément parce qu’on s’attendait à ce genre de résultat, ou en tout cas, des conséquences plus néfastes que positives en bout de ligne. Pendant tout ce temps, avec son « appréciation particulière », Le Devoir a maintenu son soutien au gouvernement Trudeau et au projet de réglementer le web de manière intrusive et illégitime.
Ainsi, je répondrais peut-être à monsieur Myles que c’est trop peu, trop tard. Bien que moins convaincu que les autres, il a quand même acheté le projet du gouvernement Trudeau en se croisant les doigts que ça se passe bien et qu’il puisse, comme les autres, se négocier une monétisation préférentielle avec Meta et Google. Aujourd’hui, ça se revire contre lui et il regrette son achat.
Ça serait drôle si ça ne concernait que les médias, mais la principale victime ici, c’est le public canadien.