Le journal Le Monde annonce en titre que « l’Inde adopte une loi très controversée contre les musulmans ». Du côté de Radio-Canada, on peut lire: « L’Inde lance la mise en œuvre d’une loi sur la citoyenneté qui exclut les Musulmans ». Les Musulmans de l’Inde vont-ils vraiment devenir apatrides? Qu’en est-il?
Il faut d’abord comprendre que le Premier Ministre Narendra Modi est en quelque sorte le Donald Trump de l’Inde, et que nos médias ne lui font pas de cadeaux. La page anglaise de Wikipedia indique que son parti, Bharatiya Janata Party (BJP), s’aligne sur des politiques de droite, mais sur la page française, on le qualifie carrément de parti d’extrême droite.
Le BJP est certes un parti conservateur et nationaliste hindou, et il dénonce depuis longtemps l’immigration illégale en Inde. Le gouvernement Modi s’apprête à mettre en application sa loi controversée d’amendement sur la citoyenneté (CAA) qui avait initialement été adoptée en décembre 2019, mais suspendue en raison des violentes manifestations qu’elle avait suscitées. Initié dans l’état de l’Assam, le mouvement de révolte s’était vite propagé dans d’autres états et principales villes du pays, laissant un bilan d’au moins 65 morts et presque 200 blessés.
Pourquoi les protestations? Parce que la CAA permettra aux immigrants illégaux non musulmans en provenance de l’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan d’obtenir la citoyenneté, pour autant qu’ils soient arrivés en Inde avant le 31 décembre 2014.
Les critiques affirment qu’il s’agit d’une loi anti-musulmane, mais le gouvernement Modi explique qu’il est question de donner refuge aux Hindous, Sikhs, Bouddhistes, Jaïns, Parsis et Chrétiens ayant fui la persécution religieuse dans ces 3 pays musulmans. Les immigrants illégaux de confession musulmane sont exclus parce qu’ils n’y subissaient pas de représailles en lien à leur religion.
Serait-il plus souhaitable d’être un Musulman en Inde que d’appartenir à une minorité religieuse dans les pays voisins à majorité musulmane ?
En 1947, quand le Pakistan a obtenu son indépendance lors de la partition de l’Empire britannique des Indes, 4,7 millions d’Hindous et de Sikhs sont arrivés en Inde en tant que réfugiés. Le recensement du Bangladesh indique que 7,5 millions de Bengalis hindous ont quitté le pays depuis sa création en 1971. La population hindoue qui comptait pour 28% au moment de la partition de 1947 s’était déjà réduite à 13,5 % au moment de la fondation du Bangladesh. Elle a encore diminué pour atteindre 7,9 % en 2022. Les persécutions religieuses et la discrimination seraient en cause. En 1977, le Cinquième amendement a supprimé le mot « laïcité » de la constitution du Bangladesh. En juin 1988, l’Islam a été déclaré religion d’État.
Quant aux deux autres pays en cause, l’Afghanistan est une théocratie ayant pour régime politique un émirat islamique et le Pakistan est une république islamique. L’article 2 de la Constitution pakistanaise stipule que l’islam est la religion de l’État. Ainsi, toutes les lois et politiques du Pakistan doivent être conformes aux principes islamiques. Par contre, l’Inde est officiellement laïque selon sa Constitution,
Malgré les protestations de la communauté Musulmane vivant en Inde, les minorités religieuses sont protégées en vertu de la Constitution indienne, qui garantit la liberté de religion à tous les citoyens et reconnaît la diversité religieuse du pays. L’article 15 interdit la discrimination fondée sur la religion, la race, le sexe, la caste ou la naissance dans l’accès aux lieux publics, à l’emploi et à d’autres domaines. L’article 25 garantit à chaque individu le droit à la liberté de conscience et de religion, qui inclut le droit de professer, pratiquer et propager sa religion. L’article 29 accorde aux minorités linguistiques et religieuses le droit de conserver leur langue, leur culture, et leurs pratiques distinctives. L’Inde dispose également d’une Commission nationale pour les minorités qui est chargée de protéger les droits et les intérêts des minorités religieuses et linguistiques.
Avec 1,4 milliard d’habitants, l’Inde a dépassé la Chine en tant que pays le plus peuplé du monde. Selon les données datant de 2011, les Hindous comptaient pour 79.8% de la population totale; les Musulmans: 14.23%; les Chrétiens: 2.3%; les Sikhs: 1,72%; les Bouddhistes: 0,7% et les Jaïns: 0.37% (un pourcentage peu élevé, mais qui équivaut à presque 4 millions et demi de Jaïns, soit une population similaire en nombre à celles de l’Irlande ou de la Norvège). Les pourcentages des six plus grands groupes religieux de l’Inde sont restés assez stables depuis la partition de 1947, malgré une augmentation d’environ 4% chez les Musulmans, et une baisse correspondante du côté des Hindous.
Les protections constitutionnelles ne placent pas l’Inde à l’abri des tensions religieuses et des violences intercommunautaires. En cette année électorale, la mise en application de la loi CAA pourrait entraîner une nouvelle flambée de violence, d’abord dans l’Assam, un état d’environ 33 millions d’habitants situé au centre de la région du Nord-Est indien, qui partage une frontière internationale de 263km avec le Bangladesh. L’Assam est l’état qui compte la plus importante proportion de Musulmans, avec environ 35% (hormis Jammu-et-Cachemire et Ladakh, qui sont des territoires de l’Union).
Au problème de la loi CAA s’ajoute la complexité du Registre National des Citoyens (NRC) dans l’Assam. Il s’agit d’un registre officiel dont l’objectif vise à documenter les citoyens en règle afin que les immigrants illégaux puissent être identifiés et expulsés. Le registre de l’Assam avait été élaboré suite au recensement de l’Inde de 1951, mais n’avait jamais été mis à jour avant les travaux de recensement amorcés en 2013. Pour figurer sur le nouveau registre, les personnes devaient prouver qu’elles résidaient en Inde avant le 24 mars 1971 (la veille de la déclaration d’indépendance du Bangladesh). Les personnes nées en Inde après cette date sont considérées comme des citoyens indiens si au moins l’un de leurs parents est un citoyen indien par la naissance ou par naturalisation. Après un exercice laborieux ayant duré 6 ans, un registre mis à jour a été publié le 31 août 2019. Y figuraient 31 millions de noms sur une population totale estimée à 33 millions d’habitants, laissant de côté presque 2 millions d’individus, qui disposaient alors de 120 jours pour tenter de se faire ajouter.
Le processus de mise à jour du registre a été accusé d’islamophobie, quoique les absents soient apparemment répartis également entre Bengalis hindous et musulmans. Comme il s’agit, dans le cas de l’Assam, de résoudre les questions liées à l’immigration illégale en provenance du Bangladesh, ce sont tous les Bengalis en situation irrégulière qui sont visés. C’est là qu’entre en cause la dispense que la loi CAA accorde aux Bengalis non Musulmans entrés au pays avant 2015.
Les citoyens issus de l’immigration qui sont en règle ne sont pas concernés, peu importe leur religion. Il est relativement rare pour un citoyen indien de ne pas avoir de documents d’identité officiels à sa disposition. La plupart des indiens disposent de ceux qui sont livrés par le gouvernement, comme la carte d’identité nationale (Aadhaar), le passeport, le permis de conduire ou la carte d’électeur. Mais tout comme dans les pays occidentaux, il y a au sein d’une certaine gauche des voix qui s’élèvent pour défendre l’immigration illégale.
Narendra Modi est connu pour sa rhétorique nationaliste et son discours axé sur le développement économique. Il cherche à renforcer la sécurité nationale et la gestion des frontières tout en adoptant une approche ferme envers l’immigration illégale, en particulier en ce qui concerne les pays frontaliers. Il met en avant l’importance de la fierté patriotique et de la souveraineté de l’Inde, sans toujours se conformer aux normes du politiquement correct. Les sondages indiquent que l’Alliance Démocratique Nationale (la coalition de droite dont le BJP est le parti principal) obtiendra une nette majorité aux élections générales de 2024, assurant un troisième mandat confortable au Premier Ministre Modi.