En février dernier, le ministre fédéral de la Justice Arif Virani déposait son projet de loi pour réglementer les contenus préjudiciables en ligne. Très rapidement, des préoccupations quant à l’atteinte potentielle à la liberté d’expression sur le web avaient été soulevées. Québec Nouvelles avait d’ailleurs relevé le fait que ce projet de loi combinait des mesures assez consensuelles pour protéger les jeunes contre les contenus préjudiciables – tels que la pédopornographie ou la « revenge porn » – avec des éléments beaucoup moins consensuels pour bannir des « discours haineux » ou controversés. C’est une analyse que semble désormais partager le Bloc québécois, qui demandait ce lundi au ministre Virani que le projet de loi soit scindé en deux.
Un cheval de troie
En février, j’écrivais que c’était « très dommage, parce que l’axe principal, qui vise à protéger les jeunes de contenus préjudiciables, ne ferait à peu près pas débat s’il était présenté seul. Mais les gouvernements ont acquis cette fâcheuse habitude de vouloir ratisser large et inclure des éléments plus controversés en sous-point de leurs projets de loi. On instrumentalise donc des enjeux importants comme un cheval de Troie pour faire passer des lois impopulaires.
La réglementation des contenus haineux incluse dans C-63 inquiète pour plusieurs raisons. D’abord, le projet de loi augmenterait considérablement les peines pour discours haineux, allant même jusqu’à la prison à vie en cas d’apologie d’un génocide, et le problème, c’est qu’en notre époque polarisée, on ne s’entend plus sur la définition à donner aux « discours haineux ». Étant donné que certaines positions ou débats de la droite « mainstream » sont carrément taxés de l’étiquette de « discours haineux » par des gens de la gauche « mainstream », ont craint que la législation ne puisse devenir un outil de contrôle de l’opinion pour le gouvernement.
Comme je le mentionnais alors : « tout le monde est contre le contenu haineux, mais le problème réside dans la définition qu’on lui donne. Et au Canada, en 2024, il est devenu clair que les définitions sont très élastiques… Particulièrement quand vient le temps de donner des étiquettes à la droite. »
L’Association canadienne des libertés civiles avait, elle aussi, qualifié ces mesures de « draconniennes et prévenu qu’elles pourraient « étouffer le discours public », notamment en «criminalisant l’activisme politique».
En outre, les mécaniques de dénonciation que cette loi mettrait en place inquiètent. En effet, on permettrait aux gens de dénoncer anonymement quelqu’un pour discours haineux auprès de la Commission des droits de la personne, ce qui pourrait entraîner des dérapages par des militants qui abuseraient de cet anonymat pour faire des campagnes de salissage.
Mais pire encore, cette loi permettrait de sanctionner les gens de manière préventive, ce qui lui a valu des comparaisons avec le film de science-fiction « Rapport minoritaire »! Nathalie Elgrably expliquait en mars dernier que « L’article 810.012 indique que «quiconque a des motifs raisonnables de craindre qu’une personne commette une propagande haineuse ou un crime haineux peut déposer une dénonciation devant un juge». Pour une simple «crainte», un juge peut exiger qu’un suspect s’engage à «ne pas troubler l’ordre public», ordonner qu’il porte un dispositif de surveillance, qu’il soit assigné à résidence et qu’il fournisse des échantillons d’une substance corporelle. Tout cela avant même que l’individu n’ait prononcé le moindre mot! »
Bref, si la nécessité de mieux encadrer des phénomènes comme la pédopornographie ou la « revenge porn » est largement reconnue tant à gauche qu’à droite, c’est loin d’être le cas pour ce qui est des discours en ligne.
Une demande pragmatique
Face à cela, les députés bloquistes Rhéal Fortin et Alain Therrien ont écrit une lettre au ministre Alif Virani afin de le convaincre de scinder cette loi en deux. Ce lundi, le parti défendait publiquement sa position.
Dans cette lettre, on peut lire que le Bloc est « d’avis qu’un large consensus se dégage des […] parties de C-63 portant sur la pornographie juvénile, ce qui pourrait permettre une adoption rapide, peut-être même unanime, d’un premier projet de loi », mais que « La question du discours haineux […] risque d’entraîner un débat plus important qui pourrait, à terme, mettre en péril l’adoption de C-63 avant l’automne 2025 »
Plus concrètement, Rhéal Fortin expliquait de manière très pragmatique comment ces « deux » sujets risquaient de compliquer le travail parlementaire : «On est en comité, au comité de la justice, on doit regarder C-63. Je fais témoigner qui ? Ce sont deux sujets différents, a-t-il dit. J’ai pratiquement besoin du double de temps.»
Ainsi, on remarque que le Bloc n’est pas fondamentalement opposé, en soi, à la réglementation des discours sur le web ; sa position est plus nuancée que celle des conservateurs, qui appliquent une vision plus absolue de la liberté de parole. Bien qu’il émette aussi des inquiétudes, le Bloc semble plus préoccupé par le fait que ces modalités risquent de nuire à l’adoption du projet de loi. Ce qui sous-entend qu’ils souhaiteraient le voir passer.
Par exemple, une position clé du bloc québécois dans le domaine des discours haineux, c’est d’abolir « l’exception religieuse » du Code criminel. Autrement dit, on voudrait que les textes religieux soient soumis aux mêmes lois et qu’il ne soit plus possible d’invoquer leurs passages violents avec l’excuse qu’il s’agit de textes sacrés. C’est une position parfaitement alignée avec l’esprit laïque du Québec de la Charte de la Laïcité, mais en même temps, il s’agit tout de même de réglementer encore d’avantage les discours.
Cette tendance du Bloc à pencher en faveur de la censure a d’ailleurs fait l’objet d’un billet sévère de la part de Martin Tampier, qui énumérait toutes ces fois où le parti avait aidé le gouvernement Trudeau à nuire à la liberté d’expression. Cette demande de scinder le projet de loi C-63 est donc bienvenue et exprime peut-être l’envie du parti de se dissocier de cet héritage législatif liberticide, tout en démontrant une réelle préoccupation pour les enjeux des jeunes et des contenus préjudiciables en ligne.