Depuis plusieurs années, le Canada semble osciller entre deux principes difficilement conciliables : la protection des mémoires collectives et la défense de la liberté d’expression. Chaque tentative politique de légiférer sur la parole, même au nom d’une cause morale, rallume une vieille querelle nationale sur les limites de ce qu’on peut dire, écrire ou contester. C’est dans ce climat que Tristin Hopper, dans un article publié le 4 novembre 2025 dans le National Post, rapporte qu’un nouveau projet de loi néo-démocrate propose d’imposer jusqu’à deux ans d’emprisonnement à toute personne reconnue coupable de « nier, banaliser, justifier ou excuser » le système des pensionnats autochtones.
Un délit d’opinion passible de prison
Le projet de loi C-254, déposé par la députée Leah Gazan (Winnipeg-Centre), criminaliserait le « residential school denialism » et permettrait la confiscation de tout bien « utilisé pour commettre l’infraction », qu’il s’agisse d’un téléphone, d’un ordinateur ou d’un support numérique. Pour Mme Gazan, il s’agit de contrer la montée du « négationnisme » entourant les pensionnats depuis la découverte controversée de tombes non marquées :
« Depuis la découverte de ces sites, nous avons vu une augmentation du déni à l’égard de ce qui s’est passé dans les pensionnats. C’est horrifiant », a-t-elle déclaré vendredi sur la colline du Parlement, citée par le National Post.
Ce n’est pas la première tentative de la députée manitobaine. Hopper rappelle qu’elle avait déjà présenté un texte identique lors de la précédente législature, sans qu’il ne franchisse l’étape de la deuxième lecture.
Des précédents législatifs similaires
Le journaliste souligne que ce projet s’inscrit dans une série d’initiatives similaires portées par le NPD. En 2024, le député Charlie Angus avait proposé le Fossil Fuel Advertising Act, qui visait à punir toute « promotion » de l’industrie pétrolière ou gazière, avec des amendes pouvant atteindre 500 000 $ et des peines de deux ans de prison pour les représentants d’entreprises. Bien que ce texte soit mort au feuilleton, il illustre la volonté du parti de sanctionner certaines formes de discours jugés nuisibles.
La réintroduction du projet Gazan survient dans un contexte de polarisation accrue. Le National Post mentionne notamment le parti émergent OneBC, dont la cheffe Dallas Brodie conteste la version officielle des événements de Kamloops. À la suite du dépôt du projet de loi, elle a publié sur les réseaux sociaux :
« No graves in Kamloops. No genocide. No wrongs left to reconcile. » (Pas de tombes à Kamloops. Pas de génocide. Plus aucun tort à réparer.)
Les origines de la controverse de Kamloops
Tristin Hopper rappelle que tout a commencé en mai 2021, lorsque la Première Nation Tk’emlúps te Secwépemc annonça la découverte de « restes de 215 enfants » à l’aide d’un radar à pénétration de sol. L’annonce fit le tour du monde, poussant Justin Trudeau à ordonner la mise en berne des drapeaux fédéraux pendant cinq mois. Quatre ans plus tard, aucune excavation n’a confirmé l’existence de sépultures humaines, et la communauté parle désormais d’« anomalies ».
Un sondage de l’Institut Angus Reid, cité par Hopper, indique que 68 % des Canadiens considèrent toujours les pensionnats comme un « génocide culturel », mais 63 % — dont 56 % des Autochtones — estiment que les affirmations sur Kamloops devraient être étayées par des preuves publiques. Hopper ajoute que Leah Gazan avait initialement parlé de « fosses communes » avant de corriger le terme en « tombes non marquées », une nuance devenue centrale dans le débat.
Des exceptions limitées, un risque durable
Même si, comme le souligne Hopper, les projets de loi d’initiative parlementaire ont peu de chances d’être adoptés, le texte prévoit certaines exceptions : il ne s’applique pas aux conversations privées, ni aux opinions fondées sur un texte religieux, et les accusations peuvent être levées si l’accusé démontre la véracité de ses propos. Ces précautions n’atténuent toutefois pas les craintes liées à une dérive vers la criminalisation du débat historique.
Plusieurs juristes cités par le National Post soulignent qu’une telle loi, même symbolique, risquerait de geler le débat public et de dissuader les chercheurs, journalistes ou citoyens d’examiner des aspects controversés de l’histoire canadienne.
Un contraste frappant avec d’autres décisions judiciaires
Hopper souligne par ailleurs que la Cour suprême du Canada a récemment invalidé des peines minimales obligatoires pour possession de pornographie juvénile et pour infractions liées aux armes à feu, au motif qu’elles constituaient des « punitions cruelles et inusitées ». Le contraste entre ces décisions — allégeant les sanctions pour des crimes graves — et la sévérité potentielle des lois sur le discours choque plusieurs lecteurs du journal.



