À mesure que l’euphorie postélectorale s’estompe, le Canada semble retomber dans un climat d’inquiétude et de morosité économique. L’élan d’espoir suscité par l’arrivée de Mark Carney au pouvoir, porté par des promesses de stabilité et de renouveau, cède aujourd’hui la place à une fatigue politique palpable et à une désaffection croissante envers les institutions.
Christopher Guly rapporte dans The Hill Times que l’état d’esprit des Canadiens atteint un creux historique, au moment où le gouvernement de Mark Carney voit sa cote de popularité s’éroder rapidement. Selon les données publiées par Ekos Research Associates, seulement 58 % des répondants approuvent la performance du premier ministre, une chute de dix points depuis le mois de juin.
Les libéraux conservent toujours une avance sur les conservateurs, mais celle-ci se resserre. L’enquête d’Ekos, menée du 5 au 22 septembre auprès de 2 078 personnes, donne 42 % d’appuis aux libéraux contre 34 % aux conservateurs. Nanos Research, pour sa part, relève un écart encore plus mince : 41 % pour les libéraux et 37 % pour les conservateurs.
Les sondeurs y voient un retournement d’humeur : l’optimisme qui avait suivi la victoire de Carney le 28 avril 2025 laisse place à un sentiment de désillusion et de fatigue. Frank Graves, président d’Ekos, observe ce qu’il appelle un « cycle vicieux de polarisation, de méfiance et de désinformation », alimenté par l’insécurité économique et la perte de confiance envers les institutions.
Une population angoissée et désabusée
Guly cite Graves, selon qui le niveau de désespoir mesuré chez les Canadiens est le plus élevé depuis qu’il sonde l’opinion publique dans les années 1990.
Dans l’enquête, 58 % des répondants estiment que leur qualité de vie est inférieure à celle de la génération précédente, et 71 % croient que celle de leurs enfants sera encore pire.
Cette morosité s’exprime aussi dans la perception du pouvoir : 68 % pensent que la plupart des politiciens canadiens « se soucient davantage des grandes entreprises et des élites financières que du peuple », une conviction partagée par 78 % des moins de 35 ans.
Graves explique que la clientèle libérale se compose surtout d’électeurs plus âgés, aisés et instruits, alors que le parti peine à séduire les jeunes, les travailleurs et une partie du vote syndical. Il attribue cette érosion, en partie, à la décision du gouvernement Carney d’avoir forcé la fin de la grève des agents de bord d’Air Canada en août. Les hommes de moins de 35 ans, dit-il, sont de plus en plus attirés par un discours populiste et colérique, qui profite naturellement aux conservateurs.
L’effet Trump et le recentrage des priorités
Nik Nanos, fondateur de Nanos Research, confie à The Hill Times que l’attention de l’électorat s’est déplacée des relations canado-américaines vers les enjeux intérieurs, notamment le coût de la vie et l’économie.
Il résume la dynamique ainsi :
« Quand Donald Trump parle du Canada, cela favorise les libéraux. Lorsqu’il n’en parle pas, cela favorise les conservateurs. »
Selon Nanos, Carney est perçu comme un premier ministre absorbé par la politique étrangère alors que les Canadiens se préoccupent de leur panier d’épicerie. Ce décalage expliquerait le resserrement des intentions de vote.
Le chef conservateur Pierre Poilievre profite de ce contexte. Même si Carney demeure le choix préféré de 50 % des répondants comme premier ministre, contre 29 % pour Poilievre, la tendance joue en faveur de la droite. Nanos estime que la stratégie conservatrice consistant à rappeler aux électeurs les promesses non tenues du gouvernement — plutôt qu’à polémiquer — s’avère efficace.
Dans une tribune publiée au National Post, Poilievre accuse Carney d’avoir « rompu toutes ses grandes promesses », notamment celle d’un accord commercial avec Washington avant le 21 juillet — qui ne s’est jamais concrétisé.
Une inquiétude économique et sociale grandissante
Le sondage d’Abacus Data, mené à la mi-septembre auprès de 2 230 personnes, montre que les Canadiens anticipent un budget fédéral défavorable aux classes moyennes.
Interrogés sur les groupes qui bénéficieront le plus des prochaines mesures budgétaires, 38 % citent la défense, 34 % les riches, et 32 % les grandes entreprises ou les industries lourdes.
Seuls 18 % pensent que les familles avec enfants en profiteront, 14 % les locataires et premiers acheteurs, et 10 % les aînés. Ces attentes pessimistes reflètent un sentiment de déclassement et d’abandon.
La montée du scepticisme envers l’immigration en est un autre signe : Ekos note que 57 % des Canadiens estiment désormais qu’il y a « trop d’immigrants » — une première en trente ans, alors que ce chiffre n’était que de 14 % il y a cinq ans.
Dans l’Ouest, 67 % des Albertains et 43 % des Britanno-Colombiens jugent que leur province verse plus d’argent au reste du pays qu’elle n’en reçoit, bien que 69 % des Canadiens rejettent encore l’idée de la sécession. En Alberta toutefois, 38 % des sondés croient que la province serait « mieux comme pays indépendant ».
Désinformation, IA et fracture de confiance
Les données du sondage d’Ekos révèlent un niveau élevé de scepticisme et de méfiance dans la population, qui touche des enjeux très divers. Ainsi, 28 % des répondants doutent que les émissions de gaz à effet de serre soient la cause principale des changements climatiques et 26 % croient que « les morts causées par les vaccins contre la COVID-19 sont cachées par les gouvernements ».
La montée en puissance de l’intelligence artificielle générative accentue cette inquiétude : 51 % des Canadiens la perçoivent comme une force négative, 93 % souhaitent être clairement informés lorsqu’ils interagissent avec du contenu produit par IA et 77 % demandent qu’elle soit interdite dans les campagnes électorales.
Ces données pointent vers une fracture de confiance plus large, où les citoyens exigent davantage de transparence et de règles claires.
Un pays à la croisée des chemins
En conclusion, Christopher Guly rapporte dans The Hill Times que Frank Graves compare la situation actuelle à l’entre-deux-guerres du XXᵉ siècle, marquée par la pandémie de 1918 et la Grande Dépression. Il y voit un avertissement historique sur les effets combinés du protectionnisme, de la défiance envers les institutions et de la montée des régimes autoritaires.
Graves estime qu’un scénario optimiste est encore possible, mais que la trajectoire actuelle ne laisse pas présager une résolution rapide des problèmes.
L’analyse publiée par The Hill Times brosse ainsi le tableau d’un Canada inquiet et polarisé, où la stabilité politique dépend moins de la diplomatie ou des ambitions internationales que de la capacité du gouvernement à redonner confiance à une population fatiguée.



