Le « Corridor du Nord » : vers un nouvel axe stratégique de transport et d’énergie entre l’Ontario et le Saguenay

Depuis plus d’un siècle, le Canada se construit autour de ses grands corridors — ceux du rail, de l’énergie et du commerce — qui ont permis de relier ses territoires, de forger son identité économique et d’assurer sa cohésion politique. Aujourd’hui, un nouveau chapitre s’écrit autour d’une idée simple, mais potentiellement révolutionnaire : reconnecter le Nord canadien au reste du pays par un lien ferroviaire reliant le nord de l’Ontario au port en eau profonde du Saguenay. Baptisé Corridor du Nord, ce projet s’inscrit dans la foulée des grandes ambitions industrielles et énergétiques du gouvernement fédéral, et pourrait être classé parmi les « projets d’intérêt national » dans le cadre de la Loi sur les grands projets de Mark Carney.

Mais au-delà du symbole, le Corridor du Nord pourrait redéfinir la position géostratégique du Québec. En reliant les gisements de minéraux critiques de l’Ontario et de l’Abitibi aux infrastructures portuaires du Saguenay, ce tracé créerait un pont ferroviaire entre deux bassins de ressources stratégiques, offrant au Canada une voie d’exportation vers l’Europe et l’Atlantique. Et comme au temps des premiers chemins de fer, ce projet mêle économie, énergie, et souveraineté — trois piliers d’une vision à long terme du territoire.

Un projet ferroviaire désormais considéré comme d’intérêt national

En effet, Thomas Gerbet rapportais le 30 septembre dernier pour Radio-Canada que le projet de Corridor du Nord, reliant le nord de l’Ontario au port en eau profonde du Saguenay, est désormais sérieusement envisagé par Ottawa et Québec comme un projet d’infrastructure d’intérêt national dans le cadre de la Loi sur les grands projets du gouvernement Carney. Les bureaux des deux premiers ministres étudient actuellement sa faisabilité, avec un enthousiasme partagé entre François Legault et Mark Carney — le premier y voyant un levier de développement pour les minéraux critiques, le second une opportunité d’intégration stratégique dans le calcul des dépenses de défense du Canada.

Selon les informations de Radio-Canada, le ministre fédéral de l’Énergie et des Ressources naturelles, Tim Hodgson, a confirmé que « c’est exactement le type de projet que nous sommes intéressés de soutenir », tout en précisant qu’il faudra un promoteur privé pour en assurer la mise en œuvre. Du côté de Québec, la ministre de l’Économie, Christine Fréchette, a qualifié le projet d’« extrêmement prometteur », soulignant qu’il s’appuie sur « les forces du Québec, notamment en ce qui concerne les minéraux critiques et stratégiques ».

Le corridor nécessiterait la reconstruction de 160 km de voie ferrée entre Chapais et Lebel-sur-Quévillon, un tronçon démantelé depuis une trentaine d’années, et la modernisation du réseau ferroviaire du Saguenay–Lac-Saint-Jean jusqu’au port, estimée à 700 millions de dollars. Ce maillon ferroviaire permettrait d’acheminer les ressources minières du Nord de l’Ontario et du Québec vers Port Saguenay, ouvrant ainsi un accès direct aux marchés internationaux.

Une carte de l’un des documents obtenus par Radio-Canada (Capture d’écran)

Le Saguenay, pivot d’une stratégie industrielle intégrée

De son côté, Patrice Bergeron rapporte pour La Presse Canadienne que les promoteurs et élus régionaux sont activement à Ottawa pour défendre ce projet de 1,5 milliard de dollars. Le PDG du Port de Saguenay, Carl Laberge, estime que ce corridor a « tous les atouts pour faire partie des projets d’infrastructures jugés d’intérêt national ». Outre l’exportation de minéraux critiques, il s’agirait de désenclaver des gisements encore inexploités dans le Nord québécois et ontarien, notamment de cuivre, fer, nickel, cobalt, lithium et platine, indispensables à la transition énergétique et à l’industrie de la défense.

Laberge plaide pour une mise à niveau du port fédéral, estimée à plus de 300 millions de dollars, afin d’en agrandir le quai et de développer les 1 200 hectares de la zone industrialo-portuaire. Le port, déjà reconnu pour sa profondeur et sa capacité intermodale, deviendrait ainsi un hub logistique majeur entre le cœur minier du Canada et les marchés européens.

Le député bloquiste Mario Simard, ardent défenseur du projet, insiste sur sa portée structurante : « Les projets miniers ne démarrent pas faute de structure. Une minière ne peut pas assumer à elle seule la construction d’un chemin de fer pour se rendre à des installations portuaires. Ça prend plusieurs projets qui se mettent ensemble. »

Un corridor stratégique pour les minéraux critiques et la défense

L’intérêt de ce projet s’inscrit directement dans la nouvelle doctrine industrielle canadienne. Comme le souligne Dina O’Meara dans un article de la Canadian Gas Association, le Canadian Northern Corridor – dont le Corridor du Nord constitue une déclinaison régionale – vise à établir un axe de transport multimodal traversant le Canada d’ouest en est, combinant voies ferrées, pipelines et infrastructures électriques.

Ce corridor « neutre technologiquement », selon G. Kent Fellows de l’Université de Calgary, a pour vocation d’intégrer les chaînes logistiques du pays en reliant les zones de production énergétique et minière aux terminaux d’exportation. En d’autres termes, il s’agit d’une infrastructure de souveraineté économique, conçue pour réduire les dépendances extérieures et faciliter le transport des ressources critiques vers les alliés occidentaux.

La proposition s’aligne parfaitement sur la vision de Mark Carney, pour qui ces projets représentent un investissement dans la sécurité nationale. Selon les informations de Radio-Canada, Ottawa envisagerait même d’inclure ces dépenses dans les 5 % du budget fédéral consacrés à la défense, en raison de la contribution directe du corridor à l’approvisionnement en minéraux stratégiques utilisés dans les technologies militaires et énergétiques.

Une alternative ferroviaire au projet GNL Québec

L’un des aspects les plus novateurs du Corridor du Nord réside dans sa polyvalence logistique. Le tracé ferroviaire proposé suit globalement celui de l’ancien projet de gazoduc GNL Québec, rejeté en 2021. Cette nouvelle infrastructure, plutôt qu’un pipeline, offrirait une solution intermodale capable de transporter à la fois des produits miniers, forestiers et énergétiques – y compris du pétrole, du gaz ou de l’hydrogène.

Ainsi, le Québec pourrait accéder plus efficacement aux ressources gazières de l’Ouest et du Nord canadien, tout en offrant un débouché maritime via le Saguenay pour l’exportation. Le port, déjà doté d’un terminal en eau profonde, pourrait accueillir à terme un terminal de GNL carboneutre, comme celui envisagé par Marinvest Energy.

Selon l’entrepreneur Thomas Elwell, cité par O’Meara, « le plus grand avantage pour nous tous sera le coût du transport : si nous produisons du GNL pour le Nord, et que les clients sont situés à proximité du corridor, le coût de l’énergie baissera en conséquence ».

Cette approche, fondée sur une infrastructure adaptable plutôt que sur un projet unique, permettrait au Québec de réconcilier sa politique énergétique et sa politique industrielle : le rail deviendrait un vecteur pour les produits à faible empreinte carbone, tout en maintenant une ouverture au transport de ressources fossiles canadiennes dans un cadre réglementaire sûr et contrôlé.

Les retombées régionales : mines, forêts et innovation

Sur le plan économique, les acteurs régionaux voient dans le projet un levier majeur de diversification. Martin Guindon rapporte pour Radio-Canada que des élus comme Sébastien Lemire (Bloc Québécois) et Guy Lafrenière, maire de Lebel-sur-Quévillon, y voient une occasion de revitaliser les industries locales.

Pour Lemire, l’Abitibi-Témiscamingue dispose « des ressources et du savoir » nécessaires pour devenir un pôle stratégique de transformation. Pour Lafrenière, le projet pourrait redonner un souffle à l’industrie forestière, notamment aux usines de Chantiers Chibougamau, tout en exigeant une planification fine pour préserver les activités touristiques et de motoneige qui utilisent actuellement l’ancien tracé.

Dans un autre article de Radio-Canada, Claude Bouchard rapporte que plusieurs entreprises, dont Barlow Métal et Chantiers Chibougamau, se disent prêtes à collaborer. Simon Britt, président de Barlow Métal, estime que « si on a un meilleur prix, transport inclus, au Moyen-Orient, bien là ça va transiger par le Saguenay ». Quant à Frédéric Verreault, de Chantiers Chibougamau, il souligne que le rail permettrait de réduire « de façon marquée » les émissions de gaz à effet de serre liées au transport, tout en améliorant la compétitivité de la filière bois.

Une vision à long terme : bâtir un axe de souveraineté continentale

Le Corridor du Nord ne serait pas seulement un projet régional : il s’inscrirait dans une vision pan-canadienne de réindustrialisation et d’intégration nordique, comparable à celle du Canadian Northern Corridor évoqué par Dina O’Meara. En reliant les bassins miniers de l’Abitibi et du nord ontarien au port du Saguenay, le Québec deviendrait un pont stratégique entre l’Ontario et les marchés atlantiques, à la fois pour l’énergie, les minéraux et les produits manufacturés.

À terme, ce corridor pourrait aussi servir à l’exportation d’électricité ou d’hydrogène vert, en intégrant les pôles énergétiques de la Baie-James, de Saguenay et de la Côte-Nord. Le potentiel d’interconnexion avec le « corridor énergétique existant » montré sur les cartes publiées par Radio-Canada ouvre la voie à une infrastructure de transport multifonction, capable de soutenir la transition énergétique tout en consolidant la sécurité d’approvisionnement du Québec.

Le Corridor du Nord pourrait marquer un tournant historique pour l’économie québécoise et canadienne. En combinant les objectifs de souveraineté énergétique, de valorisation minière et de développement régional, il reprend le flambeau du chemin de fer de Macdonald au XIXᵉ siècle : celui d’un projet d’unification territoriale et de modernisation nationale.

S’il est mené avec rigueur environnementale et concertation communautaire, ce corridor ferroviaire pourrait devenir l’un des grands chantiers structurants du XXIᵉ siècle, redéfinissant le rôle du Québec comme pivot industriel et énergétique de l’est du continent.

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